Pierre Lévy sirote un grand Yunnan au salon
de thé où nous lui avons donné rendez-vous.
Dans son costume sombre, il fait figure
de jeune premier, au milieu d’un nuage de chignons cendrés.
À nos questions, le philosophe sourit aussi vite qu’il se crispe - aussi enthousiaste que susceptible. De ce côté
de l’Atlantique, le défenseur du libéralisme high-tech et de la « planétarisation » n’est plus en terrain conquis...
©Manichon/transfert |
Votre dernier ouvrage s’intitule Worldphilosophie. C’est un terme un peu gadget. Qu’entendez exactement par là ?
C’est un clin d’œil à la world music, au world beat, etc. J’ai essayé de faire de la philosophie comme on fait de la musique aujourd’hui, en mélangeant tout de manière à produire des harmonies imprévues. Worldphilosophie, c’est aussi parce qu’on rentre dans une civilisation planétaire depuis la fin des années quatre-vingt, avec la fin de la bipolarisation politique, l’accélération de l’unification économique, et la prise de conscience de l’existence du cyberespace.
Quels rôles ont joué les technologies de l’information dans ce que vous appelez la « planétarisation » ?
L’histoire s’organise autour des grandes étapes de la communication. À chaque fois, les peuples qui maîtrisaient les nouvelles techniques de communication ont dominé leur époque. La première étape, c’est l’écriture. Le langage acquiert une mémoire autonome, indépendante de l’esprit d’une personne. Puis avec l’alphabet, l’écriture devient universelle. Il n’est plus nécessaire d’être un scribe professionnel pour écrire et lire. On invente ensuite l’imprimerie qui introduit une capacité de reproduction autonome du langage, et entraîne le développement du capitalisme en Europe de l’Ouest. L’ordinateur constitue l’étape suivante, incarnée par la civilisation américaine.
Quels sont ses effets les plus spectaculaires ?
Avec l’ordinateur, l’homme acquiert deux propriétés nouvelles. Un, l’ubiquité. Dès qu’une chose circule sur le Réseau, elle est partout. Deux, l’autonomie dans la capacité d’action, via les logiciels. Les logiciels sont en fait des bouts d’écriture capables de produire des textes ou des images, d’agir les uns sur les autres, ou bien de commander des robots. Ils génèrent une écologie logicielle dans le cyberespace. Grâce à ces deux propriétés nouvelles, l’ordinateur stimule les possibilités d’intelligence collective. Grâce à l’ubiquité, si je vis à la campagne je peux participer à des groupes de discussion, ou produire une connaissance scientifique en collaboration avec ma communauté de chercheurs dans le monde. Par ailleurs, le logiciel étant un prolongement de nos sens, de notre cerveau, il développe nos capacités de perception, de mémoire et d’apprentissage. C’est une extension de notre système cognitif.
L’entrée dans une civilisation planétaire et l’essor de l’intelligence collective sont-ils compatibles avec le maintien des ...tats-nations ?
Internet signe la fin de l’...tat-nation. Les ...tats se structeront autour des communautés virtuelles, sur le modèle de la communauté scientifique qui a créé Internet. Une communauté virtuelle, ce sont des gens qui se regroupent autour d’idées, de projets, de passions, et même de zones géographiques ! Chacun appartiendra à plusieurs nations qui se recouperont les unes les autres : les femmes écologistes, les francophones, les salariés de telle ou telle boîte... Le fait de payer ses impôts ici ou là sera de moins en moins important. Quant aux frontières, elles vont disparaître, car on va réaliser qu’elles servent essentiellement à abriter les criminels et à empêcher les gens de circuler. L’absurdité des lois territoriales éclate avec des affaires comme le procès Yahoo ! [condamné en France alors que son serveur est situé aux ...tats-Unis]. Si on veut une justice efficace, elle doit être mondiale, avec une loi internationale. C’est une nécessité absolue. Nous avançons déjà à grands pas vers une confédération planétaire.
Les politiques n’y sont pas vraiment prêts...
Quand j’ai dit en 1994 que l’avenir était dans l’hypertexte et dans les réseaux, tout le monde me disait : « on n’y est pas ». Et c’était vrai. Mais voyez où nous en sommes à présent... Il en ira de même pour la confédération planétaire. Déjà, la science est complètement internationale. Idem pour la technique, la circulation de l’information, les capitaux, la consommation. Ce sont des forces naturelles et irrésistibles. Ainsi, les gens quittent les villages où il n’y a que trois boutiques pour aller dans les villes où il y en a cinquante. Après ils vont sur le Web où il y en a 200. Ils obtiennent plus de choix, plus de liberté. Je parie qu’avant 30 ans, on aura une loi internationale. Et la confédération planétaire apparaîtra dans 50 ans maximum.
C’est un pari audacieux... Vous ne pensez pas que les hommes politiques vont freiner des quatre fers ? Que vont-ils devenir, dans un monde en réseau, gouverné non plus par le centre mais par la périphérie ?
Les hommes politiques devront s’adapter, ils n’auront pas le choix. Car il y a une autre tendance irrésistible dans la société informationnelle : la transparence. On va vouloir contrôler de plus en plus étroitement nos représentants. Il y aura peut-être une Webcam dans toutes les commissions parlementaires. Déjà, certains conseils municipaux sont retransmis en ligne et en direct. On exigera aussi davantage de transparence sur les flux financiers, et plus d’honnêteté de la part des hommes politiques - comme dans l’entreprise, où le représentant des petits actionnaires a pris de l’ascendant. Le politique du futur devra donc être un gestionnaire consciencieux et un vrai professionnel des affaires publiques. Ensuite, s’il occupe une place de leader, il ne sera pas celui qui dirige, il deviendra plutôt celui qui sait animer l’intelligence collective de sa communauté. Dans l’histoire, les grands hommes politiques ont toujours été ceux qui avaient abandonné le pouvoir : Gandhi, Mandela, Gorbatchev... Ce sont ceux qui prennent l’initiative de rendre le pouvoir aux gens, et de stimuler, par ce transfert, l’intelligence collective. C’est inévitable.
Vous pensez que certains hommes politiques ont déjà compris cela ? Vous avez des exemples, en France notamment ?
Aujourd’hui, il y a peu d’hommes politiques d’envergure. Je pourrais citer des gens comme Michel Hervé, le maire de Parthenay, ou André Santini, d’Issy-les-Moulineaux, même s’il m’énerve à mettre sa photo sur le site de sa ville ! En fait, la vraie révolution est plutôt dans la société et les médias. Les politiques ne font que suivre. Il faudra attendre une ou deux générations pour mettre fin aux dernières résistances.
Et ensuite ? On pourra voter en ligne ?
Le vote électronique ne sera pas forcément l’essentiel. La délibération compte plus que le vote, pour prendre des décisions bien informées et comprendre les enjeux. Le site américain www.grassroots.com donne une idée de l’agora électronique qui pourrait se former demain sur le Web. Tous les grands problèmes politiques américains y sont abordés, on y commente le comportement des hommes politiques, on échange dans des groupes de discussions, des liens orientent vers des revues qui lancent des débats... On organise la transparence.
Mais la démocratie électronique souffre, elle aussi, de défauts de représentativité : un actif a moins de temps qu’un retraité pour débattre en ligne...
L’important, c’est d’avoir la possibilité de participer et de s’informer. L’activisme on line va de toute façon se développer sur Internet. Plus les individus feront gonfler leur portefeuille boursier, plus ils devront s’occuper des affaires publiques : c’est dans leur intérêt. Tout est entremêlé, on en prendra de plus en plus conscience dans ce monde d’interdépendance. J’appartiens moi-même à un réseau monté par un écolo breton. Il alerte ses abonnés par mail quand un problème survient quelque part dans le monde. Si la mobilisation porte ses fruits, il nous tient au courant par la même voie. Ce n’est pas une élection, c’est de l’action. La représentativité ne joue pas le même rôle.
Alors, ce sera une sorte de paradis des lobbies ?
L’activisme en ligne n’a rien à voir avec les lobbies, parce qu’on n’a pas besoin d’un gros investissement financier pour se faire entendre. D’ailleurs, l’agora électronique n’empêchera pas la démocratie représentative de garder son rôle symbolique. On en aura besoin : de plus en plus de choses seront laissées à l’initiative privée, y compris la santé, l’éducation, la sécurité sociale. C’est peut-être scandaleux, mais c’est inévitable : la privatisation de ces secteurs va se poursuivre. Seule la justice restera publique, car il ne peut y avoir de concurrence entre deux juridictions. Ainsi, l’...tat ne disparaîtra pas. Et la démocratie représentative non plus.•