Valentin Lacambre, 33 ans, a fermé définitivement altern.org le 7 juillet dernier. Rideau sur le pionnier de l’hébergement gratuit et sans pub :
48 000 sites en rade ou obligés de se reloger ailleurs... La fin d’une époque ?
Pas du tout, affirme Lacambre, le vrai combat est ailleurs
P-E. Rastoin |
Comment s’est passé la fin d’Altern ?
La décision de fermer a été prise avec mes conseillers juridiques. L’idée était de savoir si Altern était encore gérable par un artisan comme moi : un mec seul, sans même un salarié, qui fait ses trucs dans son coin. Mes conseillers m’ont expliqué les devoirs qui, à cause du nouvel amendement Bloche voté en juin, seraient à ma charge : l’identification obligatoire des auteurs de pages Web, et puis les fameuses « diligences appropriées » qui, en gros, me contraignaient à couper un site que je ne trouvais pas conforme à la loi... Pour moi, ce n’était pas jouable. Faire des sondages, surveiller l’ensemble des sites hébergés, c’est à la portée d’un groupe industriel qui a les moyens d’avoir un service juridique, mais impossible pour un artisan.
La censure des « diligences appropriées » décidée par le Conseil constitutionnel ne vous a-t-elle pas rassuré ?
C’était effectivement une bonne nouvelle. Le 27 juillet, le Conseil a rappelé un principe simple : il est impossible de faire voter une loi qui mette des conditions à la liberté d’expression sans que ces conditions soient précisées dans la loi. C’est assez logique, on se demande comment un gouvernement socialiste a pu en arriver là. En revanche, la logique de l’identification préalable des internautes et de la responsabilité en cascade des prestataires a été maintenue. Pour moi, cela revient quasiment au même. Je ne pouvais pas continuer...
C’est la fin d’une époque ?
Non, je crois qu’il va se passer plein d’autres choses. D’ailleurs, l’intérêt d’altern.org est beaucoup moins évident aujourd’hui que lorsque je l’ai créé, en 1995. À l’époque, l’hébergement de sites Web était vraiment le truc que personne ne songeait à payer : ça devait être gratuit pour que les gens aient envie d’essayer de créer un site et de s’y exprimer. Aujourd’hui, les pages perso se sont complètement banalisées. Ce n’est plus l’essentiel. Désormais, l’idée est de repartir sur d’autres projets, comme un service de courrier électronique sécurisé. Pouvoir communiquer depuis son lieu de travail sans risquer d’être espionné par son patron est, en effet, quelque chose de capital. La surveillance du courrier est devenue un enjeu pour les gouvernements. En Angleterre, par exemple, la Rip Bill prévoit de poser des boîtes noires directement chez les providers. Au-delà du problème d’atteinte aux libertés, ces boîtes risquent d’être piratées et les informations dupliquées...
D’autres projets ?
Je vais filer un coup de main à ceux qui veulent prendre la suite d’altern.org et monter une mutuelle ou une coopérative d’hébergement. Je vais leur donner les logiciels et l’architecture informatique de mon ancien site. Comme ça, ils auront déjà une bonne base pour monter leur système. Je vais également aller au Sénégal, en novembre, pour aider à créer un équivalent d’Altern. Comme je ne peux plus le faire moi-même, je vais le refiler à qui je peux. Je ne vais pas laisser le truc partir comme ça...
Et sur le plus long terme ?
Il y a Ethernam : un service gratuit de protection des œuvres Internet. Les auteurs de page Web pourront disposer d’une preuve d’antériorité sur leur travail. Il n’y aura pas de notion de copyright, juste une date pour éviter que les contenus soient repris n’importe comment et par n’importe qui. Et puis, j’ai aussi un projet de monnaie électronique : ça fait des années que j’ai envie d’être une banque. La monnaie, c’est un des éléments du pouvoir de l’...tat, c’est ça qui est intéressant... Si je monte une banque, elle s’appellera la « banque de merdre ». Merdre, c’est le nom de domaine technique d’Altern. À l’origine, je cherchais un nom impossible à commercialiser. Merdre m’a semblé une très bonne idée car il est absolument impossible de faire de la publicité pour merdre.net...
Vous semblez très enthousiaste, carrément optimiste...
Pour l’instant, tout se passe plutôt bien. Il y a de plus en plus de gens connectés et les industriels, comme les gouvernements, paniquent. Le Réseau, avec son modèle horizontal de circulation de l’information déplait énormément à tous ceux qui sont accros aux hiérarchies traditionnelles. En plus, les mentalités changent. Tous les arguments débiles qui nous étaient traditionnellement opposés, du genre, « tous ceux qui luttent pour la liberté d’expression sont des anarcho-libertaires », « Internet est le royaume des nazis et des pédophiles », ou encore « Internet est une zone de non-droit », ne tiennent plus et commencent même à faire rigoler tout le monde. C’est devenu le genre de discours qui grille celui qui le profère.
Avez-vous le sentiment d’être dissident ?
Non, je ne suis pas un dissident, juste un artisan avec une conscience politique forte. Il y a une maxime des Virtualistes (1) que j’aime beaucoup : « Nous vous rappelons qu’il existe d’autres possibilités », vous n’êtes pas obligés de faire comme tout le monde. Moi, par exemple, avec Altern, je ne dépendais de personne, même si j’avais quelques milliers de clients. Quand on m’appelait et qu’on me disait « je suis bien à l’entreprise Altern ? », je disais « non, je ne suis pas une entreprise, je suis un être humain, et vous aussi d’ailleurs »... On peut profiter du Réseau pour inventer des tas de façons de fonctionner. Le peuple n’a jamais eu autant de pouvoir que sur Internet. Les vrais dissidents, finalement, ce sont les gouvernements et les marchands ; le Réseau, c’est nous ! C’est d’ailleurs pour ça que les industriels et les politiques sont terrorisés et cherchent à tout contrôler. On entre dans une société de plus en plus informatisée, avec fichage et traçabilité permanente des individus ; tout cet aspect concentrationnaire de la technologie informatique...
Vous allez vous bagarrer sur ce terrain ?
Il est certain que l’identification des internautes est un vrai point de tension. Quand on sort dans la rue, on n’a pas à décliner son identité. Il faut qu’il y ait trouble à l’ordre public pour qu’un policier te demande tes papiers. Alors est-ce que sur Internet ça va être pareil ou va-t-on devoir s’identifier a priori ? Jusqu’ici, il me semble qu’on est mal partis, notamment en ce qui concerne la loi sur la signature électronique, votée en avril dernier. Le texte ne précise pas la nature des « autorités de certification » qui garantiront les signatures. Tout va dépendre du décret d’application. Le problème est que plusieurs boîtes font actuellement du lobbying pour que ces « autorités » soient des entreprises privées : c’est grave, cela reviendrait à privatiser les cartes d’identité numériques. C’est pour ça que je réfléchis à l’éventualité de devenir moi-même une autorité de certification. C’est dans des domaines comme ceux-là que se trouvent les nouveaux enjeux du pouvoir. C’est pour cette raison que ça m’intéresse. Je suis curieux de nature. Donc, quitte à suivre toutes ces histoires, autant y participer.
(1) Artistes et hacktivistes, pionniers de l’Internet en France.