Il est devenu « le juge de l’affaire Yahoo ! », celui qui a demandé à la société américaine de se conformer
à la loi française. Interview exclusive de Jean-Jacques Gomez, 54 ans, premier vice-président du tribunal de grande instance de Paris.
Vous jugez des affaires liées à Internet depuis quatre ans. Avant Yahoo !, c’était plus simple de trancher ?
J’ai jugé la première affaire en 1996. Il s’agissait de la diffusion, sur le site d’une grande école, de textes et de partitions de chansons de Brel, Michel Sardou et, plus tard, de textes de Raymond Queneau. Il fallait alors vérifier si le droit d’auteur s’appliquait à ce nouveau support qu’est l’Internet. Après, il a fallu trancher la question sensible de l’appropriation indue des noms de domaine. Si la justice française n’avait pas été capable d’intervenir rapidement, nous aurions connu de grandes dérives. Enfin, une nouvelle étape juridique a été franchie, plus récemment, avec la mise en cause de la responsabilité des fournisseurs d’hébergement, qui a commencé avec l’affaire Estelle Halliday / altern.org.
Maintenant les hébergeurs doivent s’en remettre au juge pour identifier les auteurs de sites non conformes à la loi ?
Ils le faisaient déjà ! Mais depuis ces affaires, ils viennent plus régulièrement requérir l’autorisation de révéler l’identité de l’auteur d’un site à problèmes. J’ai même été sollicité pour ordonner des mesures techniques complémentaires, car eux-mêmes ne disposaient pas de toutes les données. Ils font volontiers cette démarche. C’est aussi leur intérêt : selon l’article 1382 du code civil « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
Juger le dossier Yahoo !, c’est mission impossible ?
L’important est de s’adapter sereinement aux avancées technologiques. Dans l’affaire Yahoo !, j’ai pris la responsabilité de dire deux choses : 1- la loi française est applicable dans cette affaire ; 2- la justice a la possibilité d’ouvrir la voie à des réponses nouvelles. J’ai demandé à Yahoo ! de trouver des solutions techniques pour que le site mis en cause soit inaccessible aux internautes Français. Seul face à la justice, Yahoo ! n’aurait peut-être pas réfléchi aux initiatives qui s’imposaient. Et surtout, en faisant accompagner la recherche de solutions par un collège d’experts, on avait plus de chances d’aboutir.
L’affaire Yahoo ! marque un tournant…
C’est une première, par ses implications techniques et les problèmes d’application du droit posés. Quand un site est en France, géré par un Français, il n’y a pas de difficulté juridique majeure. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été fermés sur décision judiciaire. L’affaire Yahoo ! pose une question : certaines sociétés ne vont-elles pas devoir réfléchir, pour préserver leur image de marque, à une ligne de moralité publique internationale acceptable par tous ?
Yahoo ! n’a pas l’air de penser que son image de marque sera ternie…
Elle ne se défend pas sur ce terrain. Elle dit qu’en respectant la loi de l’...tat depuis lequel elle émet, elle ne commet pas de faute. Elle s’abrite derrière le premier amendement de la constitution américaine qui garantit la liberté d’expression absolue dans ce pays. C’est un outil qui facilite bien des choses.
Pourtant, même sur le sol américain, il est parfois battu en brèche…
Effectivement, en dépit du premier amendement, les ...tats-Unis ont pris des mesures très contraignantes contre la pédophilie sur Internet. Comment pourrait-on accepter, alors, que restituer le nazisme dans toute son horreur, y compris par ses reliques, soit illustratif de la liberté d’expression ?
Quelles solutions envisager alors ? Un arbitrage entre ...tats sur les contenus litigieux vous semble-t-il possible ?
Les ...tats doivent mener une réflexion commune. C’est souvent utile mais aussi très long. Le privé aurait donc intérêt à anticiper le mouvement pour asseoir sa crédibilité. Peut-être avancera-t-il plus vite que les instances publiques ? Les fournisseurs d’accès pourraient ainsi jouer un rôle en acceptant le filtrage de certains sites. Ils sont omniprésents sur Internet et y assument peu de responsabilités. Il faut savoir que, hormis pour le commerce électronique, l’internaute n’a pas l’obligation d’accepter des conditions de visite d’un site. Personne n’enregistre son engagement. Les intermédiaires s’achètent ainsi une bonne conscience. Il faudrait rendre les chartes d’utilisation plus contraignantes.
La création d’une instance de co-régulation vous paraît-elle souhaitable ?
Oui, bien sûr, mais seulement si les principaux opérateurs du Réseau y assument leurs responsabilités. Les professionnels redoutent la suprématie d’une instance nationale et la peur des concurrents plus puissants les pousse aussi à s’en remettre aux juges. Ce qui contraint ces derniers à s’appuyer sur des compétences extérieures : on ne peut régler les litiges par la seule sanction, il va falloir aussi envisager la pédagogie dans son acception la plus large.
Tout le problème, c’est que les entreprises ont tendance à plébisciter la loi qui les sert…
Sans doute. C’est pourquoi aucun débat ne sera clos à moins d’une prise de conscience planétaire. À moins que ces entreprises ne réfléchissent à leur stratégie à l’aube du XXIe siècle.
La régulation du Réseau peut-elle progresser rapidement ?
Dans quatre ans, le Web sera régulé. On devrait au moins aboutir à des avancées significatives. La pression médiatique, la prise de conscience des citoyens, les débats parlementaires, la formation des internautes dès l’école peuvent y aider.
La justice peut-elle faire face à l’évolution d’Internet ?
Elle doit devenir beaucoup plus pointue : pourquoi ne pas créer, en France, de grands pôles spécialisés traitant les litiges d’Internet ? Ils pourraient fonctionner à l’exemple des pôles financiers, conçus pour faire face à l’explosion des « affaires » et à la progression de la délinquance en col blanc. Il est indispensable que ceux qui jugent les affaires liées au Net sachent parfaitement de quoi ils parlent. •