Ce jour-là, Rafi Haladjian n’a pas de raison particulière pour se connecter sur les forums du service en ligne Compuserve. Seulement la curiosité de voir ce qui s’y va s’y dire, ce qui va s’y passer. Mais le Libanais d’origine arménienne ne sait pas que sa vie va basculer, à cause de quelques lignes affichées sur son écran d’ordinateur. Quelques lignes qui racontent que Calvacom, l’un des pionniers français de la communication par réseau, prépare une offre d’accès à Internet. Nous sommes en avril 1994. Personne, en France, ne parle d’Internet... Il y a bien Compuserve, AOL ou Prodigy, mais ce sont des services privés, "propriétaire" dit-on, et ,surtout, américains. Il y a bien eu un grand article dans Libération, le 15 du mois, quelques autres dans la presse spécialisée, mais cela reste exceptionnel. Presque confidentiel. Même lors du premier salon du Multimédia, le Millia de Cannes, au mois de janvier, l’attention s’est portée sur le CD-Rom, voire le CD-I (dont plus personne ne se souvient...), mais on ne parlait pas du Net. Rafi Haladjian dirige une société de minitel, et Internet, lui, il connaît. Depuis quelques années, cela le travaille, il se renseigne. Il a découvert le réseau des réseaux en 1991, en Arménie, et a eu la révélation en novembre 1993, lors d’une visite chez Hydroquébec, au Canada. A la fin du rendez-vous, son interlocuteur lui a montré Mosaic, le premier navigateur graphique sur le Web. "C’était Startrek", se souvient Rafi, qui s’est dit, immédiatement : "c’est ça que je veux faire ! ". Un engouement aussi personnel que professionnel.
45 jours pour monter un FAI...
Mais comment ? Les quelques fournisseurs d’accès, en France, demandent soit d’être universitaire soit de payer une fortune (environ 100 francs l’heure de connexion) pour une liaison de mauvaise qualité. Ou alors il faut passer par le Minitel... Un jeune ingénieur de 28 ans, Valentin Lacambre, propose un accès au réseau via la petite boîte de France Telecom et un 3615 Internet comme un 3616 Altern. C’est Internet, certes, mais avec la qualité graphique et la vitesse du Minitel : pas terrible. Alors le message sur le forum de Compuserve va être le déclic : "Je dois arriver avant eux", se dit Rafi. Il se donne une date d’ouverture : le 8 juin, le jour de son anniversaire. Avec son épouse, il trouve un nom : FranceNet. Et pour ne pas reculer, il achète une page de publicité dans un magazine spécialisé : "Ouverture le 8 juin". Il lui reste 45 jours pour monter la société et mettre en place la technologie. Et il ne sait absolument pas comment faire...
Trop pro-Internet pour être honnête...
Installé depuis plusieurs années à Washington, Bruno Oudet n’a pas ce genre de problème. Des fournisseurs d’accès Internet, ce n’est pas cela qui manque dans la capitale américaine. Ce qui lui manque, à lui, c’est du soutien de son administration... Depuis plusieurs années, l’attaché scientifique de l’ambassade française tente de convaincre ses collègues de l’importance du phénomène qui s’annonce. Les expatriés, eux, ont compris. Il n’y a qu’à voir le succès de Frognet, Frogtalk et Frogjobs, les listes de diffusions qu’il a créées depuis mars 92, et qui réunissent désormais plusieurs milliers d’expatriés. Trop, même, au goût de certains, à Paris, qui ne partagent pas vraiment l’enthousiasme du fonctionnaire pour le réseau des réseaux. Et n’apprécient pas vraiment la publicité faite à Internet, cette techno américaine, au détriment du Minitel, bien français, lui... Surtout que l’attaché scientifique va loin : jusqu’à faire inviter un journaliste français pour qu’il se rende compte de ce qu’était Internet. Ou à envoyer des messages enthousiastes à Paris à chaque nouveau millier d’abonnés à Frognet... Pour le Quai, son administration qui, elle, prône le développement d’un service Minitel, c’est pousser le bouchon un peu loin. Assez, en tout cas, pour lui remonter les bretelles régulièrement. Il en fait trop... Mais l’universitaire s’obstine. Car il reste fasciné par la puissance du réseau, qu’il a eu plusieurs fois l’occasion d’expérimenter. Il y a quelques mois, après un tremblement de terre à Los Angeles, c’est grâce à Internet qu’il a trouvé, en moins de 24 heures, un sismologue français, vivant à L.A, pour les besoins de Radio France. Et ce n’est qu’un exemple. Alors il ne veut pas se faire arrêter par des fonctionnaires parisiens qui ne vont pas dans le sens de l’histoire. Surtout que son ambassadeur, lui, a compris. Et le protége. Heureusement.
Toubon s’en mêle
A Paris, le 8 juin, FranceNet n’est pas prêt. Rafi Haladjian a pourtant presque réussi son pari. C’est par le réseau qu’il a trouvé deux personne qui savaient, elle, comment monter un fournisseur d’accès Internet. Et pour pas cher : 160 000 francs. Les deux techniciens lui ont fait une liste de commission, avec des serveurs et de la bande passante. Il a acheté. Et tout installé, avec ses deux "experts", dans une cave du 15ème arrondissement. Le 12 juin, avec quatre jours de retard sur le planning, FranceNet ouvre sa liaison. Et les abonnements arrivent. Parmi les premiers : Jérôme Lecat, futur président d’Internet Way, Fabrice Sergent, futur fondateur de Club-Internet, ou Patrick Robin, bientôt créateur d’Imaginet. La concurrence, elle aussi, arrive. Le 15 juin, WorldNet annonçait son ouverture, en attendant cella de Calvacom. Les prix ? des abonnements de 160 à 400 francs par mois pour le service de base. Plus, souvent, 60 à 85 francs de l’heure de connexion. Mais Internet grand public pouvait, enfin, commencer en France.
Au Ministère de la culture, la directrice adjointe de cabinet du Ministre, Isabelle Falque-Pierrotin, sent qu’il se passe quelque chose. Avec le soutien de Jacques Toubon, alors patron rue de Valois, elle organise une réunion avec les directeurs et les chefs d’administration du ministère. Objet : "On va vous expliquer ce qu’est Internet". Résultat : le bide est évité de justesse. Et uniquement parce que Toubon lui même s’engage pour que le message passe. La Culture est à peine plus sensible que le Quai d’Orsay à ce nouvel arrivant. Où elle en a autant peur...
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