Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l’université Paris Panthéon-Sorbonne et auteur de " droit du travail et NTIC " aux éditions Liaisons, milite à sa façon pour un droit du travailleur à la déconnexion. Lire sa contribution.
"Si le mineur de Germinal ne pouvait emporter un petit bloc de charbon pour le terminer chez lui pendant le week-end, sur son cerveau perché le travailleur du savoir promène ses neurones avec lui. Depuis toujours, il peut travailler où il veut, quand il veut. Et parfois même contre son gré quand une idée...le travaille. Avec les TIC, ce don d’ubiquité touche à la perfection : c’est tout le bureau qu’il peut emmener le vendredi soir chez lui (deux disquettes)...ou le bureau s’inviter dans son living (par courriel interposé). La question dépasse donc largement le petit cercle des juristes : c’est toute la vie familiale et sociale qui est alors mise en cause.
Travailler n’importe quand, n’importe où ?
Entre les " mobiles " et les " portables ", le cadre d’aujourd’hui peut rester connecté, comme le vantait une marque d’informatique " 24h/24h ", " 7 jours sur 7 ". Et ce workalcolism new-look fait branché : cette laisse électronique valorise son titulaire à l’égard de son entourage. Une telle panoplie technologique dernier cri révélant forcément quelqu’un d’important.
Le droit du travail, conçu sur le modèle industriel Boulogne-Billancourt avec son unité de temps (la sirène matin et soir), de lieu (le territoire bien délimité de l’entreprise) et d’action (la chaîne de production) semble alors totalement obsolète : une forme dépassée de notre organisation sociale. Comment par exemple calculer le temps de travail d’un cadre, alors qu’il indique lui-même " mieux travailler à la maison qu’au bureau " où il ne fait que réagir ? Pire : même le temps de repos, à priori plus simple à calculer, se trouve remis en cause par le travail à domicile, sanctuaire de la vie privée. L’on peut bien sûr faire le deuil de cette frontière : soyons modernes, réinventons le servage ! Car cette bataille sur le temps s’achève forcément par la défaite de la vie privée : le travail d’aujourd’hui 1/ ne relève plus de l’obligation de moyens (être là à l’heure) mais de résultats 2/ et il reste, comme tout labeur de nature intellectuelle, toujours améliorable et donc sans fin. Cette télé-disponibilité généralisée risque donc de grignoter lentement mais sûrement le moindre interstice de la vie personnelle, au détriment de la vie familiale et sociale. L’exemple le plus pédagogique mais aussi le plus déplorable est celui d’un déjeuner de cadres ayant laissé allumé leurs téléphones portables : convivialité ou juxtaposition de sonneries ?
" Il importe quand, il importe où "
" Le salarié n’est ni tenu d’accepter de travailler à son domicile, ni obligé d’y transporter ses dossiers et ses instruments de travail " : l’arrêt Zürich Assurance, rendu le 2 octobre 2001 par la cour de cassation, a clairement voulu maintenir la séparation bureau/vie privée, tout comme celui rendu quelques semaines plus tard, le 27 novembre 2001 : il n’y a pas faute à refuser une réunion programmée sur un temps de repos. Car le repos effectif exige la déconnexion technique, de couper tout lien avec l’entreprise : " le salarié ne saurait être tenu de poursuivre une collaboration avec l’employeur " pendant les temps de suspension du contrat (congés, arrêt maladie...) avait indiqué la jurisprudence le 6 février 2001.
En matière d’astreinte, légalisée par la loi du 19 janvier 2000, la jurisprudence montre une égale détermination face au développement de ces laisses électroniques. Dans son arrêt du 13 mars 2002, elle a par exemple rappelé que la mise à disposition d’un téléphone mobile permettant de répondre à tout moment à un ordre patronal ne constitue certes pas du travail effectif, mais une astreinte qui doit donc être rémunérée : pas seulement " un coup de main (gratuit), au cas où... "
Restent deux questions :
1/ Seul le travail commandé par l’employeur est considéré comme du travail effectif : or dans l’immense majorité des cas, ce n’est pas la bonne vieille subordination qui amène le cadre à ouvrir son portable le dimanche après-midi, mais une subordination beaucoup plus subtile ;
2/ Si rester disponible chez soi tout en pouvant " vaquer à des occupations personnelles " ne constitue pas du travail effectif, ce temps doit-il pour autant être décompté comme temps de repos ?
Oui pour la cour de justice du Luxembourg appliquant le droit communautaire posant comme principe que le temps de repos s’oppose au temps de travail (CJCE, 3 octobre 2000)
Non, pour la Cour de Cassation française plus respectueuse de l’étymologie du terme " astreinte " (astringere : obliger, contraindre) comme de la réalité. Comme le déclarait un ingénieur d’astreinte, " c’est vrai que je ne suis pas occupé, mais je suis préoccupé par un éventuel appel ". La vie privée du XXI siècle ne sera pas de tout repos.
Jean-Emmanuel Ray
professeur de droit à l’université Paris Panthéon-Sorbonne