Zouhaïr Yahyaoui libre, les cyberdissidents tunisiens restent harcelés par le régime
Ben Ali élargit le fondateur de Tunezine mais une association fantôme poursuit sa fiancée
Les cyberdissidents tunisiens se réjouissent tous depuis la libération, le 18 novembre, de Zouhaïr Yahyaoui, fondateur du site Tunezine, emprisonné depuis un an et demi. La nouvelle clémence apparente du régime tunisien ne doit pas faire oublier que l’opposition est toujours empêchée de s’exprimer librement, notamment sur internet. Reporters sans frontières (RSF) demande toujours la libération d’autres journalistes. Encore sous le choc de cette surprise, la fiancée française de Yahyaoui, Sophie Piekarec, est elle actuellement poursuivie par la mystérieuse "Association des usagers de médias d’Europe". Cette structure est en fait proche du pouvoir tunisien et son président, débouté en référé en septembre, attaque la webmaster intérimaire de Tunezine pour diffamation. Audience le 8 janvier 2004 au tribunal de grande instance de Toulon.
"C’est bizarre... je n’arrive pas encore vraiment à réaliser, s’excuse Sophie Piekarec (alias Elwarda), qui n’a pas encore enlevé du mur l’affiche demandant la libération de son fiancé, emprisonné à Tunis depuis sa condamnation en juillet 2002. Après un an et demi à être tout entier tendue vers un but... la vie change de direction."
Depuis l’arrestation et l’emprisonnement de Zouhair Yahyaoui pour "propagation de fausses nouvelles et utilisation frauduleuse de lignes de connexion sur internet", Sophie n’avait pas directement reparlé avec son fiancé. Rentré à son domicile de Tunis, il a pu la rassurer sur son moral et son état de santé, jugé très inquiétant après les quatre grèves de la faim qu’il a entamées pour protester contre ses conditions de détention.
Double victoire
La libération de Zouhair Yahyaoui et le fait que Tunezine soit toujours en ligne sont une double victoire pour les opposants au régime du président Ben Ali. Mais ils savent qu’ils n’ont certainement pas tout gagné.
"L’Etat tunisien fait un geste en libérant ce cyberdissident, mais il est encore très loin de respecter la liberté d’expression dans son pays, en particulier sur l’internet, a déclaré Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières, qui a décerné son premier prix Cyberlibertés à Yahyaoui en juin dernier. Nous espérons la libération prochaine des journalistes Hamadi Jebali et Abdallah Zouari, toujours emprisonnés." Tous deux journalistes pour l’hebdomadaire Al Fajr, une publication ismaliste non officielle selon RSF, ils ont déjà passé plus de dix ans en prison.
Le lendemain de la libération de Zouhair Yahyaoui, RSF a également annoncé que la journaliste Om Zeid a été condamnée à 8 mois de prison avec sursis, malgré 15 avocats convaincus que la poursuite contre elle est "une manipulation politique destinée à souiller (leur cliente) en raison de ses activités politiques et de ses écrits audacieux".
De son côté, Tunezine est encore visé comme moyen de libre expression pour les opposants au régime tunisien. Régulièrement inquiétée depuis qu’elle pris en charge la responsabilité du site à la place de son fiancé, Sophie Piekarec est encore assignée, le 8 janvier prochain, au tribunal de grande instance de Toulon, en raison d’un message paru sur le forum de Tunezine. Visant également l’internaute qui a publié le message sous son vrai nom, la plainte a été déposée par Marceau Bigeni, le secrétaire général de l’Association des usagers des médias d’Europe. Pour avoir été traité "d’escroc" en ligne, il demande 30 000 euros de dommages et intérêts.
"Cette association semblait fantôme, sans téléphone ni site internet. Nous avons mené nos recherches, à partir du nom des responsables et... c’est édifiant : l’association a des connexions croisées et est liée au régime tunisien", explique Sophie Piekarec, qui a publié une partie de ces recherches sur le site Réveil Tunisien. "Heureusement, nous avons gagné le premier procès intenté par l’association en question."
Le 30 septembre, l’Association des usagers des médias d’Europe a été déboutée d’une plainte pour propos racistes et antisémites, qui visait, outre Sophie Piekarec, l’hébergeur OVH et Wanadoo Portail. "Ils voulaient faire fermer le site mais c’est finalement moi qui ai obtenu un euro de dommages et intérêts. J’y tiens...", sourit a posteriori la webmaster de Tunezine.
Le juge a estimé, vu les informations fournies par Tunezine sur l’Association des médias d’Europe, que le plaignant poursuivait probablement un autre but que ceux de son objet social, à savoir la liberté d’expression et l’exercice éthique de la profession du journalisme.
L’éthique de la presse selon Tunis
Créée en mars 2002, l’Association des usagers des médias d’Europe est en fait bien plus liée à la Tunisie qu’au Vieux continent. Son secrétaire, Marceau Bigeni, est président et propriétaire de l’Institut méditerranéen d’études économiques et financières, selon Angelica, du site Réveil Tunisien, qui a aidé Sophie à mener ses recherches.
L’institut, éditeur de l’ouvrage La Tunisie de Ben Ali et le partenariat euro-méditerranéen, est domicilié à la même adresse que l’association Tunisie-la-verte. Cette dernière cite un certain René Blanchot comme contact responsable de travailler à la "création d’une chambre de commerce franco-tunisienne". Celui-là est aussi trésorier de l’Association des usagers des médias d’Europe. Pour Tunisie-la-verte, il travaille avec Lotfi Hamdi, qui lui est un des membres du Comité Central du parti de Ben Ali, le RCD ("Rassemblement constitutionnel démocratique").
Selon Réveil tunisien, Lotfi Hamdi est "un barbouze qui se voit ministrable" au sein du Comité central du RCD, "une vraie machine d’embrigadement et de quadrillage des Tunisiens, à l’intérieur et à l’extérieur du pays".
Depuis sa création, les actions de l’Association des usagers des médias d’Europe visent des opposants au régime de Tunis. En septembre 2002, le Conseil suisse de la presse a rejeté la plainte qu’elle avait déposée contre une journaliste de la Tribune de Genève, accusée d’être partiale dans son traitement de l’information tunisienne car mariée à Christian Grobet, observateur judiciaire de la ligue suisse des droits de l’Homme. Ancien président du Conseil d’Etat de la République et du canton de Genève, celui-ci avait été observateur et rapporteur dans les procès de dissidents tunisiens comme le journaliste et militant communiste Hamma Hammami.
Outre Tunezine, l’association aurait inquiété le bureau tunisien de l’Agence France Presse. Elle a encore réussi à faire réagir le Conseil supérieur de l’audiovisuel français (CSA) contre un spot de publicité soupçonné de violer les règles de l’impartialité de la télé française et diffusé par... Reporters sans frontières.
"Cette association a du temps et des moyens : ils ont de l’argent dont on ne sait d’où il vient et ils sont capables de créer au pied levé une deuxième association fantôme, pour l’associer à une plainte." Le Comité national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme, également représenté par Marceau Bigeni, avait en vain essayé d’impliquer Réveil tunisien dans l’affaire, avant d’être débouté dans le jugement du 30 septembre.
"Ce qu’ils veulent, ce n’est pas gagner mais nous faire ch...", estime Sophie Piekarec qui, en septembre dernier, avait bien du mal à garder le moral, étant toujours obligée de faire l’effort de répondre aux attaques de ses adversaires, sur le terrain médiatique ou juridique. En janvier, la webmaster de Tunezine ira encore une fois se défendre, à Toulon, documents à l’appui : "J’ai pas mal de choses à dire et on verra qui est de bonne foi..." Si Sophie Piekarec remporte encore cette bataille, elle et son fiancé Zouhaïr pourront rêver de connaître enfin un peu de tranquillité.