L’agence de presse Indymedia est née lors des manifestations contre le sommet de l’OMC,
en novembre 1999, à Seattle. Elle compte aujourd’hui 57 centres dans 21 pays. Une nouvelle forme de journalisme open-source et militant.
« Indymedia, on l’a construit à l’adrénaline. À Seattle, on a travaillé jour et nuit pendant dix jours. On bossait avec les bouts de ficelle que chacun apportait : c’était un consensus en action. » Séquence émotion. Sue Supriano, 62 ans, activiste radiophonique depuis 30 ans aux ...tats-Unis, écraserait presque une larme lorsqu’elle évoque la création de l’agence indépendante qui a tant fait parler d’elle lors du sommet du G8 à Gênes, en juillet dernier. La naissance d’Indymedia, c’était en novembre 1999, lors des manifs contre le sommet de l’OMC. Dans un entrepôt désaffecté, sous un foyer de homeless, une poignée de journalistes issus des médias alternatifs américains lançait un petit réseau d’informations militantes.
Deux ans plus tard, ce collectif international de « médiactivistes » utilise toutes les ressources d’Internet pour témoigner et informer du mouvement social « pour une autre mondialisation ». Indymedia compte des milliers de membres. Et 57 Indymedia Centers dans 21 pays livrent, quotidiennement, leurs contenus textes, audio et vidéo à des millions de visiteurs. Cette grosse machine fonctionne uniquement grâce à l’énergie de centaines de volontaires qui, pour vivre, ont une autre activité professionnelle.
Chez Indymedia France, par exemple, plusieurs membres de l’équipe travaillent dans le secteur de la communication : l’un est cameraman free-lance, l’autre photographe de presse et de pub, un autre encore ingénieur réseau dans un grande entreprise, un quatrième journaliste pigiste. « Moi, je fais carrément deux plein temps ! », admet en souriant Gilles Klein, 36 ans, graphiste PAO dans une boîte de com’ parisienne et responsable du site français d’Indymedia. Jongler entre le travail du militant et celui du salarié n’est pas toujours facile. Conséquence du bénévolat : les activistes croisent parfois l’ennemi dans leurs jobs alimentaires. « J’ai déjà travaillé pour des banques, mais je ne pourrais pas si c’était un producteur de farines animales ou un cigarettier », explique Gilles Klein. Pour échapper à la schizophrénie, tous affirment pratiquer le pragmatisme et le système D. Demeure la question de la transparence : l’usage de pseudonymes aide souvent à ne pas révéler à son patron ses activités militantes.
Être le média
Au fil du temps, la politique éditoriale d’Indymedia a évolué. Du joyeux bordel des origines, le site est passé à un modèle un peu plus structuré. Marginalisé et attaqué par les grands médias sur sa crédibilité, Indymedia a appris à filtrer et à hiérarchiser son contenu. Sans pour autant centraliser les décisions, ni censurer la liberté de ton. Car fidèle à sa devise, « Don’t hate the media, be the media » (« Ne haïssez pas les médias, soyez-les »), Indymedia continue à donner la parole à tous ses lecteurs : « Chaque internaute peut commenter, compléter ou critiquer tous les articles mis en ligne. En fait, Indymedia est entièrement construit sur le postulat de l’intelligence des lecteurs », analyse Brian Drolet, rédacteur en chef de Freespeech.org et membre fondateur sexagénaire d’Indymedia.
De fait, une sorte de modération a posteriori des contributions s’est mise en place. Non par crainte des dérapages : « On n’a eu que deux ou trois cas d’articles, jugés racistes, fascistes ou sexistes, qui ont été retirés », assure l’Allemande A., une sociologue féministe, responsable du site de Berlin. Plutôt pour accroître la lisibilité et la crédibilité des centaines de contributions publiées chaque jour. Ainsi, pour mettre en avant les meilleures histoires, certains Indymedia Centers ont adopté, en 2000, un système de rating, inspiré du webzine pionnier Slashdot.org : tout internaute peut attribuer une note aux articles, en fonction de leur intérêt et de leur pertinence. La présentation des pages d’accueil a également été modifiée. La colonne centrale accueille désormais les articles des membres actifs de chaque Indymedia Center, celle de droite est devenue un fil d’actualité où s’amassent les contributions des milliers d’internautes médiactivistes.
Le site n’a pas flanché
Pour mettre en ligne ce journalisme open-source, il a fallu faire évoluer les outils de publication. Manse Jacobi, fondateur du site américain de télé alternative Freespeech.org et Indymediateur des premiers temps, a travaillé dur avec l’Australien Matthew, pour adapter le logiciel libre Cat@Lyst que ce dernier avait développé. À Seattle, il était sur place pour installer, en guise de serveurs, des PC qu’on lui avait prêtés. Les ordis tournaient grâce à des « coups de pouce » de solidarité : Freespeech assurait l’hébergement et la bande passante ; le prestataire de service LoudEye prenait à sa charge tout le contenu vidéo, en direct ou en différé. Et, lorsque le sommet débuta, la victoire fut totale : le site reçut plus d’un million de connexions par jour, sans flancher. « On avait autant d’audience que CNN. Et, grâce à nos articles et aux photos, on a forcé les grandes chaînes américaines à modifier leur traitement des violences commises par la police et à parler des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc », se souvient Brian Drolet.
Progressivement, il a fallu étendre ce système aux nouveaux centres indépendants qui se sont créés. Car, dès la fin du sommet de Seattle, Indymedia a connu une croissance champignon, au gré des luttes du mouvement antimondialisation. Ainsi, à l’été 2000, les conventions des partis Républicain et Démocrate (et les contre-manifestations qu’elles engendrent) donnent naissance aux sections Washington et Philadelphie. Puis, c’est le tour de San Francisco à l’occasion d’une réunion du lobby des grands networks audiovisuels américains. En Europe, la France (lire encadré p. 75) est parmi les plus précoces : c’est le procès de José Bové, à Millau, en août 2000, qui lance la machine. L’Allemagne attend les manifs contre les trains de déchets nucléaires de mars 2001, l’Italie suit en juin de la même année. Et des dizaines d’autres sites locaux voient le jour. Alors, pour gérer la crise de croissance, les fondateurs d’Indymedia ont joué la carte du pragmatisme. De multiples mailing-lists locales ou thématiques se sont montées pour communiquer en interne. Pour des raisons de coûts, le chat en direct sur IRC s’est substitué au téléphone. Pour augmenter les capacités d’accueil du site, dix Indymedia Centers se sont doté de leur propre serveur. Encore et toujours le système D : coups de main d’universités, de boîtes, ou encore appels à contribution. Aujourd’hui, sur une mailing-list spécialement dédiée, 50 techniciens du monde entier collaborent pour gérer ce réseau archidécentralisé.
Pas de panique
Le contre-sommet de Gênes et les manifestations anti-G8, en juillet dernier, ont clairement marqué un tournant. « On savait que Gênes battrait tous les records, jubile Ryan, un ingénieur réseau de l’Indymedia Center de San Francisco. Alors, on a mis en place un nouveau système de mise en mémoire cache et on a ajouté dix serveurs secondaires que des internautes avaient mis à notre disposition. On a tenu environ 3 millions de connexions par jour, pendant une semaine. » Autre nouveauté : des passerelles vers des sites amis ont vu le jour. En France, le portail Temporary News Engine, a uni, le temps de Gênes, Indymedia et les hacktivistes de Samizdat.net. « Pour monter ça, on a fait une version personnalisée de SPIP, le logiciel d’édition contributif développé par nos amis du MiniRezo. On a pu ainsi partager nos contenus avec pas mal d’autres sites qui avaient envoyé des gens sur place », explique Pedro, venu à Gênes avec dix compères de News Hacktivists Service, l’agence alternative de Samizdat.
À Gênes, surtout, Indymedia a pu évaluer le chemin parcouru : son indépendance d’esprit et de ton est désormais prise au sérieux par les représentants de l’ordre établi. En avril 2001, déjà, le FBI avait fait une descente dans les locaux de l’Indymedia Center de Seattle. Des ordinateurs contenant les fichiers logs et des informations sur les visiteurs d’Indymedia.org avaient été saisis. Ils n’avaient été restitués qu’un mois plus tard, suite à une large protestation de plusieurs ONG américaines. Mais, à Gênes, l’attaque a été plus massive. Dans la nuit du samedi au dimanche 22 juillet, des carabinieri déchaînés et affirmant être à la recherche d’armes, ont pénétré de force dans l’immeuble qui abritait le Media Center. Malgré la violence, les 70 journalistes activistes présents n’ont pas paniqué. Ils s’étaient préparé à une telle éventualité. Avant que les policiers ne coupent le serveur qui diffusait ses émissions en MP3, Radiogap.net, radio alternative italienne installée dans le Media Center, a eu le temps de passer le message : « Résistance passive ! Ne paniquez pas, mes amis ! Chers auditeurs, vous vivez la répression en direct ! » Et, ce soir-là, très vite, en grande partie grâce aux infos échangées par téléphone portable, des internautes ont pris le relais et ont relaté, minute par minute, l’incursion des carabiniers. Les sites des différents centres Indymedia reprenaient l’info. À Paris, Gilles Klein n’en revient toujours pas d’avoir pu publier, en temps réel, des photos des faits. Elles avaient été envoyées, à partir du Media Center, par un activiste équipé d’un appareil numérique et d’un PDA relié par infrarouge à un téléphone portable. Après le départ des policiers, l’info n’a pas tari. « Après la descente, nous étions un peu sonnés, mais nous nous sommes remis devant nos écrans. Toute la nuit, nous avons diffusé des informations sur le raid sanglant mené contre les militants du Genoa Social Forum [qui fédérait 700 associations opposées au G8] hébergés dans l’école Diaz, juste en face de nous », raconte l’Allemande A.. Elle avait pris la précaution de détruire tout son carnet d’adresses en entendant les policiers arriver. Et, coup de chance pour les militants, les photos et les vidéos les plus importants avaient été mises en sécurité : rassemblées dans un livre blanc, elles seront la base d’actions en justice menées avec les avocats du Genoa Social Forum contre les forces de l’ordre italienne.
Priorité : le Sud
Face à la violence déployée dans le Media Center, de nombreux envoyés spéciaux de médias traditionnels, se sont insurgés et se sont rapprochés du mouvement de Seattle et de ses médiactivistes. La fédération italienne des journalistes, Reporters sans frontières et l’International Federation of Journalists, qui représente 450 journalistes de 100 pays, se sont même officiellement indignés. Indymedia y a gagné un peu plus de reconnaissance.
Mais ses responsables gardent la tête froide. Ils savent l’« effet Gênes » temporaire : une fois l’effervescence retombée, les médias traditionnels ne se priveront pas d’ignorer à nouveau ces journalistes à l’engagement politique gênant. Surtout, ils n’oublient pas leurs priorités : si Indymedia est désormais bien implanté dans le monde occidental, il s’agit maintenant de développer un modèle semblable dans les pays du Sud. Les centres du Nord ont déjà envoyé du matériel de montage vidéo, des ordinateurs et des modems vers les Indymedia Centers moins riches : Russie, Argentine, Brésil, Congo, Colombie, Mexique, Chiapas. Pour contourner l’analphabétisme, la radio via Internet est également favorisée. Et, pour ne pas se cantonner à la population des internautes et encourager les lectures collectives d’infos, une édition de fichiers PDF téléchargeables, à imprimer, est en développement. Sourire en coin, Brian Drolet, l’un des doyens d’Indymedia, aime à le rappeler : « Jamais les protestataires du monde entier n’ont partagé et publié des informations à une telle échelle. Désormais, nous avançons en territoire inconnu. »