L’audition de "grands témoins" par le juge des référés de Paris dans l’affaire qui oppose des fournisseurs d’accès à des associations antiracistes s’est poursuivie mardi 11 septembre au tribunal.
"Internet a beaucoup de vertus", estime le président Gomez. Pour cette déclaration, d’aucuns lui pardonneront peut-être d’avoir comparé le réseau à "une centrale nucléaire qui aurait été construite sans que l’on se préoccupe a priori des dommages qu’elle peut causer". Mais pour le juge des référés du tribunal de Paris, chargé d’examiner la plainte de l’association J’accuse contre treize fournisseurs d’accès à Internet et l’association qui les représente, l’intérêt du réseau est précisément de questionner les bases juridiques sur lesquelles s’articule la société. "Parfois des innovations sont réalisées sans prendre en compte les problèmes juridiques qu’elles sous-tendent", s’est encore exclamé le vice-président Gomez, lors de la deuxième audience consacrée aux témoignages de personnalités invitées par les fournisseurs d’accès. Conséquence, énoncée par le magistrat : "nous sommes obligés de recréer le droit a posteriori." Et c’est précisément la ligne de fracture qui sépare les parties en présence sur la question posée, qu’il n’est pas inutile de rappeler : les fournisseurs d’accès doivent-ils filtrer l’accès des internautes français à un portail nazi respectant la législation américaine ? Et si oui, doivent-ils le faire sur simple demande d’une association ou sur injonction du juge ?
Portée de la mesure
Bien que l’audition des témoins ait devancé les plaidoiries, les positions juridiques sont apparues clairement au cours de l’après-midi : pour les associations anti-racistes, l’application du droit commun suffit à justifier la demande par le juge d’une mesure de filtrage. Pour la défense, ce serait une innovation préjudiciable. Soit pour des principes juridiques, soit parce qu’elle la juge inefficace, soit parce que son inefficacité la rend disproportionnée et donc juridiquement condamnable. Premier à être cité par l’association des fournisseurs d’accès et ses membres, Daniel Kaplan, président de la fondation pour l’Internet nouvelle génération (FING)et vice-président de l’Isoc France, a mis l’accent sur deux choses : d’une part s’en prendre aux fournisseurs d’accès est limité dans le temps du fait des évolutions incessantes de l’organisation des télécommunications ; d’autre part, contrairement à ce que revendique J’accuse, la décision de filtrage - si elle était prise par le président Gomez - ne concernerait pas 85 % des internautes français mais 40% des connectés à domicile. Pour les associations anti-racistes, la question de l’applicabilité de l’ordonnance ne doit pas être posée en préalable.
Déplacement de la culpabilité
Pour Joël Boyer, secrétaire général de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (intervenant à titre personnel), prôner une solution inefficace pose au contraire un problème de proportionnalité de la riposte. Il la juge démesurée si l’on demande aux fournisseurs d’accès de mettre en place un panier percé. Alain Weber, défenseur de la ligue des droits de l’homme attaque l’intéressé sur l’institution dont il est membre : "La Cnil répertorie 600 000 fichiers dans son rapport annuel alors qu’il en existe près de 60 millions en France, ce qui situe son taux d’inefficacité à 99 %. Doit-elle, pour autant, s’abstenir d’intervenir ?", s’interroge l’avocat. Mais l’argument de fond, avancé conjointement par Joël Boyer et Meryem Marzouki, présidente de l’association Iris, concerne la signification juridique du filtrage. En la mettant en œuvre, on fait peser la culpabilité sur la consultation de sites illicites, là où la loi sanctionne l’expression publique de propos incitant à la haine raciale et appelant au meurtre. Une conception qui d’ailleurs, était apparue dans l’ordonnance du juge Gomez à l’égard de Yahoo France, par laquelle la société était tenue d’informer les internautes que la consultation des enchères nazies américaine était "illicite". Ainsi, pour Iris, qui a tenu à repréciser son indépendance à l’égard des parties, les associations anti-racistes ne peuvent ni demander directement aux FAI de couper l’accès à un site sur sollicitation privée, ni demander au juge de le faire, dans l’état actuel de la loi.
Logique politique
"Des pays comme la Chine ont clairement posé le filtrage comme préalable au développement d’Internet et aujourd’hui ils n’ont plus de problèmes." L’intervention de Jean-Christophe Le Toquin sonne comme une provocation. La position du délégué général de l’Afa (Association des fournisseurs d’accès) : "Les gouvernements occidentaux n’ont cessé de prôner une logique de développement du Net qui impliquait une lutte contre les contenus illicites se fondant sur la recherche des auteurs et la pédagogie des parents." "Si on avait dû filtrer, avance Jean-Christophe Le Toquin, on nous aurait reproché de pratiquer des tarifs de connexion trop élevés et nous aurions été accusés de surveiller les connexions de nos clients." " On ne peut donc pas engager notre responsabilité parce que nous ne filtrons pas", conclut le représentant de l’AFA. "Vous avez peur que cette affaire crée un précédent", réplique Stéphane Lilti, avocat de J’accuse. Pour lui, le juge peut l’établir. Pour les fournisseurs d’accès, c’est au pouvoir législatif de le faire. La poursuite des audiences avec les plaidoiries aura lieu le 2 octobre.