Dossier réalisé par Matthieu Auzanneau, Solveig Godeluck, ...ric Lecluyse et Anne Lindivat
Qu’est-ce que l’intelligence ? Songez quelques secondes à cette question : un maquis d’adjectifs et de métaphores approximatives vous viennent immédiatement à l’esprit. Les scientifiques sont des gens plus pragmatiques. À cette trop vaste interrogation, les informaticiens, les cybernéticiens et les neurobiologistes ne prétendent pas encore fournir de réponse exhaustive. Leurs expériences exploitent une, voire deux - guère plus - des caractéristiques d’un comportement « intelligent ».
La première de ses caractéristiques est la capacité à s’adapter à son environnement. C’est sans doute le premier degré de l’intelligence, le plus archaïque : de l’abeille, qui sait ce qu’elle peut tirer d’une fleur, jusqu’au courtier, qui connaît les règles pour faire fortune en Bourse. Cette capacité d’adaptation, c’est le royaume de la cybernétique : fabriquer des automates qui sachent reproduire une même activité dans des conditions à chaque fois différentes. Un robot formulerait sa pensée ainsi : « Je visserai ce boulon, que ce soit un boulon de 8 ou de 12, même s’il neige ou si la pièce où je me trouve est bleue. » Songez un instant à Star Wars. Tandis que la princesse Leia le houspille et que les lasers fusent autour de lui, R2D2 trouve toujours un moyen de déverrouiller la porte close dans le vaisseau de l’infâme Darth Vader. Mais que sait faire d’autre le petit robot dévoué de La Guerre des ...toiles ? Il parle, un peu, et exprime des émotions frustes (peur, joie...)
Kit était bien plus volubile, mais ce n’était qu’une voiture. Le coursier de Michael Knight dans K2000 incarne la deuxième grande caractéristique supposée de l’intelligence : la possibilité de mener une réflexion autonome. K2000 représente le parangon d’une aide à la décision rapide, souple et pertinente. « Kit, ai-je assez d’élan pour sauter par-dessus cette rivière ? » Crissement du silicium et réponse : « Go, Michael, Go ! » La réflexion autonome permet de tenir une conversation, d’échafauder des plans, d’élaborer une démonstration et d’apprendre. Ce champ d’étude occupe en premier lieu les informaticiens : créer des machines qui puissent résoudre un problème donné à partir d’un nombre fini de propositions.
L’ordinateur Deep Blue a déjà battu Kasparov. Mais Deep Blue sait-il qu’il joue aux échecs ? Non. Et le fait que sa victoire ait pu modifier le regard des humains sur les ordinateurs lui passe très au-dessus des processeurs. L’un des auteurs les plus appétissants de la science-fiction contemporaine, Maurice Dantec, écrit : « On ne pourra dire qu’on a créé une intelligence artificielle ou une conscience artificielle que le jour où elle sera capable de faire le mal. C’est aussi simple que ça. » Voilà décrit le Saint-Graal des chercheurs en intelligence artificielle (I.A.) : l’élaboration d’une conscience apte à porter un jugement sur sa propre action. HAL, l’ordinateur de 2001, l’Odyssée de l’espace, conduit un vaisseau spatial vers un satellite de Jupiter. Il sait ce qu’il est en train de faire, il connaît les enjeux scientifiques et politiques de sa mission. Contrairement à Deep Blue, HAL est conscient du pouvoir qui lui est confié. C’est délibérément qu’il choisit de mentir.
Pourtant, dans tout ce que fait HAL (arrêter le vaisseau, ouvrir un sas pour expulser un membre d’équipage peu docile), il n’y a qu’une exploitation malveillante de fonctions déjà encodées dans son programme. HAL est incapable de remplir des tâches qui ne lui ont pas été apprises. HAL ignore tout de ce qui, pour beaucoup, constitue le stade ultime de l’intelligence, la cerise sur le gâteau : le pouvoir de création. Créer revient à associer des concepts d’une façon nouvelle et inattendue : un domaine, qui, jusqu’à preuve du contraire, demeure l’apanage du seul cerveau humain. Il n’y a que dans les romans de Philip K. Dick ou de Frank Herbert que les machines imaginent.
Dans la réalité, l’intelligence artificielle ne ressemble pas à cette vision fantasmée. Après les moteurs de recherche vendus comme « intelligents » - alors qu’ils ne comprennent décidément rien -, les industriels s’apprêtent à lâcher une horde de robots « sensés ». Des robots chiens qui jappent de plaisir quand on les caresse, des robots de ménage sensément conçus pour nous faciliter la vie et des robots de garde qui beuglent quand un intrus marche sur vos plates-bandes. Il paraît qu’on va les adorer. Mais les chercheurs voient plus loin.
Les bases théoriques de l’I.A., jetées il y a une cinquantaine d’années, notamment par Marvin Minsky, l’inventeur du premier simulateur de réseau de neurones, ont beaucoup évolué. Aujourd’hui, les spécialistes sont partagés sur la meilleure façon de mettre un peu d’humanité dans la machine. Il y a les adeptes de l’éducation à la dure, les computationnalistes, qui imposent leurs règles aux machines. Ces chercheurs simulent sur ordinateur ce qu’ils pensent être les mécanismes du cerveau. Pour eux, le système cognitif est autonome (indépendant d’un système biologique) et le cerveau peut être appréhendé comme une sorte d’ordinateur. Le chef de file de cette école est Douglas Lenat, qui construit, depuis 1984, un logiciel qui aurait réponse à tout... mais qui n’a toujours rien montré de vraiment enthousiasmant.
Deux barrettes d’intelligence, siouplaît !
Les dynamicistes sont des parents beaucoup plus cools. En plus, ils sont à la mode. Pour eux, l’important c’est que les machines découvrent le monde par elles-mêmes. Ils ne cherchent pas à isoler le cerveau. Leur approche est plus humble : ils construisent des robots parfois très simples, qu’ils perfectionnent peu à peu,
en espérant qu’ils développeront une certaine forme d’intelligence. Pour Rodney Brooks, directeur du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT (Massachusetts Institute of Technology), la question essentielle est : « Qu’est-ce qui fait que la matière se transcende elle-même pour devenir vivante ? » Le dynamiciste considère qu’il n’existe pas de chef d’orchestre du cerveau, mais une dynamique d’ensemble indissociable du corps. Pour construire une machine qui pense, Rodney Brooks prend simplement exemple sur lui : « Je suis une machine et je pense. » À partir d’un certain niveau de complexité, comme dans les systèmes biologiques, l’intelligence pourrait donc émerger spontanément de la matière. Peut-être est-il simplement trop tôt : à l’ère des nanotechnologies, quand l’homme sera capable de manipuler des structures de la taille de l’atome, qui sait ce qui pourrait se passer... La clé de l’intelligence artificielle se trouverait, alors, à l’intérieur même du cerveau. C’est la piste suivie par les neurobiologistes, qui explorent les possibilités d’interfaces entre le monde vivant et l’électronique. Les débuts sont laborieux, mais prometteurs. Certains scientifiques rêvent déjà d’« augmenter » les humains, en insérant des puces de mémoire ou de calcul dans le cerveau, comme on rajoute de la mémoire vive en barrettes sur un PC. L’invention d’un esprit hybride, alliant l’imagination humaine à la puissance de calcul de l’ordinateur devient envisageable. Dans Les Racines du mal, son deuxième roman, Maurice Dantec propose le concept d’une « neuromatrice », un ordinateur contenant une matrice « de processeurs parallèles travaillant sous forme de réseau neuronique », couplée « au nec plus ultra des interfaces virtuelles ». La neuromatrice serait un supercalculateur doté de la capacité de musarder parmi des idées a priori indépendantes entre elles. Elle pourrait élaborer des analogies, ruminer des expressions telles que « verre de limonade fraîche », « Botticelli », « parfum de ma voisine » et en déduire le sens du mot « aimer ». Une machine intelligente, en somme.