Attention, spécimen rare : présent sur le Web depuis 1997, AlloCiné se lance dans la télé. Partis d’un serveur vocal classique, les deux fondateurs du « 40 30 20 10 » ont monté une entreprise pionnière, véritable modèle de netéconomie.
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Le plateau télé est d’un noir velouté, comme une salle obscure. Nous sommes à Boulogne, dans les studios d’AlloCiné Télévision, quelques semaines avant le lancement de la nouvelle chaîne, programmé pour le 5 septembre. Les couloirs sont calmes. Une vingtaine de personnes planchent consciencieusement dans la salle de rédaction commune au Web et à la télé. En régie, on répète. Les premières émissions passent en boucle sur les écrans. Personne n’y prête attention, ce n’est qu’un crash test. Pourtant, le symbole devrait au moins faire lever la tête. Pour la première fois en France, un numéro de téléphone s’offre une télévision. Pour la première fois, une netentreprise passe du PIF (paysage Internet français) au PAF (paysage audiovisuel français).
Depuis sa création en 1993, AlloCiné s’est progressivement transformé en « plateforme multi-accès et multimédia » - comme diraient les capitaines d’industrie qui ont tardivement rallié la netéconomie. La petite boîte de 70 salariés - plus connue comme le numéro du cinéma (« Toutes les salles, tous les horaires de films ») - vient d’investir dans un studio de télédiffusion. AlloCiné, né en 1993 sur le téléphone, grandi sur Internet à partir de 1997 et se lance désormais dans un projet télé diffusé sur le câble et sur le satellite. Pour parvenir à ses fins, la société s’est mariée à Canal Plus.
À bien des égards, on peut considérer AlloCiné comme l’une des premières netentreprises créées en France. Avant même de passer sur le Web, elle avait déjà tous les ingrédients nécessaires au glamour de la netéconomie : créateurs jeunes, chef d’entreprise autodidacte, pas mal de technologie, du capital-risque, une moyenne d’âge frisant les 25 ans. Et bien sûr, au bout de l’aventure, la perspective d’une sortie réussie dans les bras de l’ancienne économie... Jean-David Blanc, 32 ans et président d’AlloCiné, ne s’attarde pas sur son triomphe. Tout juste lâche-t-il, ironique : « C’est drôle d’entendre que les Messier et compagnie se lancent dans de grandes réflexions stratégiques sur ce que nous faisons depuis déjà deux ou trois ans. »
...crans verdâtres
Ce garçon grand et mince, l’allure décidée, les traits fins et énergiques, est un homme pressé. Canal Numedia, la filiale nouveaux médias de Canal Plus, vient à peine de prendre la moitié du capital d’AlloCiné et AlloCiné TV en est encore à chercher ses marques, que l’entrepreneur songe déjà à créer une deuxième chaîne, interactive celle-là. Sans parler des six pays européens qu’il compte conquérir, à partir de l’année prochaine, pour y imposer sa marque et ses
services...
Jean-David Blanc a toujours eu un agenda d’entreprenaute. À l’âge de seize ans, il est entré dans un tourbillon de créativité pour ne plus jamais en ressortir. À l’époque, en 1984, il a tout du nerd. L’école terminée, il se rend directement dans un magasin d’informatique où il lit les notices d’utilisation pour rendre service au patron de la boutique. Ces machines aux écrans verdâtres le fascinent. Ce sont les premiers ordinateurs d’Apple. Jean-David a même développé un jeu vidéo qui tourne dessus. Et qu’Infogrames a édité. Puis il a découvert les modems. Pour tester l’outil, il a monté un serveur BBS (un « babillard », système simple de forum sur lequel les gens se connectent par téléphone). Baptisé Futura, il compte 1 500 membres à l’heure où le minitel commercial en est à ses balbutiements. Le jeune bidouilleur joue aussi les hackers : la légende veut qu’il ait détourné les messages affichés sur les panneaux Decaux télécommandés depuis la mairie de Paris...
Toujours en 1984, François Benveniste tombe des nues quand il rencontre Jean-David sur un stand de salon informatique. Ce père de l’Internet français (créateur de l’un des premiers services d’accès au Net, en 1994) est alors directeur du marketing chez Apple. François se souvient parfaitement de leur première discussion : « À cet âge-là, les garçons sont déconnectés de la réalité, d’un idéalisme qui ne touche pas terre. Lui, j’aurais pu lui donner 25 ans d’âge mental. » Bluffé par Futura, l’homme d’affaires fait don au jeune programmeur d’un disque dur de 500 Ko : un cadeau royal pour l’époque. Puis, il lui demande de lancer ce qui deviendra l’un des premiers succès du 36 15 : le Marlboro Racing Services, spécialisé dans les sports automobiles. Jean-David, du haut de ses 16 ans, est obligé de s’associer avec un ami majeur pour créer une société, Crystal Technologies.
Un minitéliste se convertit à la gratuité
Deux ans plus tard, Jean-David a enfin le droit d’être chef d’entreprise. Il s’empresse de monter Concerto Telematique, une agence de création de contenus en ligne. Tout en passant son bac pour faire plaisir à maman, il fait son trou dans la communauté télématique, glanant de-ci de-là les clients prestigieux et les bénéfices comme seul le minitel sait en ramener.
Jean-David Blanc va bientôt se mettre, de son propre gré, au ban de la fameuse communauté. Avec une idée dingue : donner les horaires de cinéma dans toutes les salles parisiennes gratuitement, par téléphone. « Je voulais que ce service soit accessible à tous. Je ne pouvais pas le faire payer, explique-t-il de prime abord. Et puis j’ai fait un pari : un gros de l’industrie pourra peut-être me doubler en investissant un paquet d’argent, mais il n’osera jamais faire du gratuit ! » Bien vu. Mais le modèle de la gratuité, devenu le passe universel des business plans du Net, était une véritable hérésie dans la France minitéliste.
Patrick Holtzman, cofondateur en 1993 d’AlloCiné, analyse cette intuition comme un « rêve un peu fou ». « Sa société marchait très bien avec le 36 68. Et il voulait utiliser la même technologie pour faire l’inverse de son boulot ! Une tarification de 2,23 francs la minute freinait vraiment la consommation. Cela équivalait à faire payer la personne à l’entrée du resto, avant même qu’elle consomme. » Le commercial de 25 ans est séduit par l’aura du jeune entrepreneur, un « non-technicien des nouvelles technologies » qui lui raconte l’interactivité, persuadé qu’il existera bientôt des moyens de toucher les clients en direct ( aujourd’hui, on dit marketing one-to-one). Patrick Holtzman quitte le confort de l’agence Saatchi pour plonger avec Jean-David dans les affres du business plan, pendant un an. « Les industriels de la télématique ne donnaient pas cher de notre peau, se souvient le jeune homme à la barbe rase, au look urbain branché. Nous avons vite blindé la technique, mais le problème était ailleurs : comment gagner de l’argent et se faire connaître ? »
Pub, commerce électronique et communication
Bien sûr, ils pensent d’abord à la publicité, en faisant miroiter une audience bien ciblée aux annonceurs du cinéma. Mais ceux-ci ne comprennent pas immédiatement qu’il n’y a rien de misérable dans la gratuité. Dès 1995, une nouvelle source de revenus apparaît : la vente de tickets de cinéma par téléphone. AlloCiné prend une commission de 5 francs sur chaque place vendue. Quant à la communication, elle se déploie façon coup de poing, punchy. Dans le style « barbare d’un nouveau média » : on vend le « 40 30 20 10 », seul argument commercial. « Nous ne voulions pas d’un slogan ringard, rappelle Patrick Holtzman. Nous voulions faire de notre numéro de téléphone une marque. Avec la vogue des sites Web, il est désormais fréquent de voir une société communiquer sur une adresse, mais à l’époque, c’était gonflé : on n’avait jamais vu ça. » Le service est lancé le jour de la fête du cinéma, en 1993. L’équipe fondatrice a battu le rappel des amis et de la famille pour distribuer des tracts à la sortie des salles parisiennes, puisqu’AlloCiné est encore un service exclusivement parisien. Les appels affluent et atteignent très vite 10 000 par semaine, alors que les fondateurs avaient prévu une moyenne de 5 000. Mais la partie n’est pas gagnée.
Pertes, profits,
et risqueurs
Pendant trois ans, AlloCiné va cumuler les pertes : 5 millions de francs au total. « Nous n’avons jamais douté du modèle économique, mais il nous est arrivé de croire que nous n’aurions pas les reins assez solides pour nous en tirer », avoue Patrick Holtzman, qui relativise toutefois ce montant : « De nos jours, les sociétés du Net perdent plutôt 100 millions de francs par an ! À l’époque, on ne fonctionnait pas encore selon ces schémas. On n’avait pas le droit d’être déficitaire. Or quand on est seul, qu’on n’a pas de copain capital-risqueur et qu’on n’a aucune assurance sur l’avenir, ça fait beaucoup à la fois... »
Les compères commencent pourtant à engranger des recettes publicitaires dès la première année d’exercice - preuve que le modèle économique était sensé. Mais, pendant des années, AlloCiné n’est qu’une petite boîte de rien du tout qui jouit d’un succès d’estime auprès des cinéphiles parisiens. Point. Jean-David Blanc y va de sa poche pour maintenir la société hors de l’eau, et tout le monde se serre la ceinture. « Nous avons même essayé d’obtenir des crédits ou des découverts auprès des banquiers », lâche Patrick Holtzman en haussant les épaules, comme si la démarche était risible. « Nous avons vite abandonné l’idée. »
Et soudain, miracle. La folie du venture capital n’a pas encore conquis la France quand AlloCiné parvient, en 1996, à lever 5 millions de francs auprès d’Atlas Venture. A l’époque, les sociétés de capital risque américaines débarquent en France. Contrairement aux banquiers, elles n’hésitent pas à investir. Ce sont eux les vrais « risqueurs », souligne Patrick Holtzman : « On n’avait aucune visibilité sur ce marché et aucune société à qui nous comparer pour justifier les prévisions de ventes de billets jusqu’en 1999. »
Le plongeon dans le Net
En échange de leurs 5 millions de francs, les capital-risqueurs avaient exigé d’AlloCiné une diversification des contenus et des accès. Mais Internet n’était pas inscrit au business plan. Jean-David Blanc, plus entrepreneur que technophile, doutait de ce média peu fréquenté à l’époque. Dès 1994 pourtant, François Benveniste avait conseillé à son ami de s’orienter vers le Web. Blanc avait décliné l’offre. Avant de se reprendre : « Jean-David commence souvent par dire non, commente Benveniste. Puis il change d’avis, comme tous les gens intelligents. Quand je lui ai dit que la première version de son site était une merde, il m’a contredit sur tous les points. Trois mois après, il avait tout changé. » Site pionnier - mais qui aurait pu l’être davantage -, allocine.fr n’a vu le jour qu’en 1997. Mais dans quelles conditions ! Comme aucun budget n’avait été prévu au moment des négociations avec Atlas Venture, il a fallu bricoler. Les entrepreneurs ont récupéré 300 000 francs sur des bénéfices inopinés, et la débrouillardise de Jean-David Blanc a fait le reste.
L’intuition est bonne. Mais sur le Net, le business change d’échelle pour la première fois. Les informations pratiques ne suffisent plus à satisfaire l’internaute : « C’est un média qui appelle à davantage de contenu, constate le chef d’entreprise. Les gens qui se connectent ont plus de temps et des motivations différentes de ceux qui décrochent leur téléphone. » Mise à disposition d’une base de données sur les films, chats (discussions en ligne) avec les acteurs, forums, extension progressive du service hors de Paris... Toutes les idées sont les bienvenues, à l’image de cet économiseur d’écran AlloCiné, où défilent les dépêches (et que 150 000 internautes ont déjà installé sur leur machine !).
Résultat : bingo ! Les bénéfices (intégralement réinvestis) sont apparus au bout de cinq ans, en 1998. Combien ? On ne le saura pas. Le montant des profits est tenu secret (en 1999, le chiffre d’affaires a atteint 40 millions de francs, et il devrait passer à 80 millions cette année). Le site totalisait 3 millions de pages vues en janvier dernier. Le développement de l’entreprise a incité la BNP, en 1999, à investir massivement dans AlloCiné, avant l’arrivée de Canal Numédia, en février
dernier. Les fondateurs, eux, sont toujours actionnaires.
AlloCiné est partout
Et l’ambition, elle, demeure intacte : « AlloCiné anywhere, anytime... » Le slogan universaliste d’AOL pourrait s’appliquer à la société française, qui n’hésite plus à adopter les nouvelles technologies apparues après Internet - dès lors qu’elles offrent un plus pour se connecter. « Le mobile, c’est génial pour aller au ciné n’importe quand, n’importe où, s’enflamme Jean-David Blanc. La moitié des appels téléphoniques au 40 30 20 10 proviennent de cellulaires. » Le service WAP, lui, fonctionne depuis l’année dernière.
Et maintenant, la télé. AlloCiné TV diffuse en multiplexe depuis le 5 septembre. Sur cette vraie télévision, on trouve tout le cinéma (sauf les films) 24 heures sur 24, des flashs d’information en direct ou différé chaque demi-heure, des émissions originales. La naissance de cette chaîne est la confirmation d’une bonne idée, d’abord testée sur le Web. « En juillet 1999, allocine.fr a mis en ligne des interviews vidéo prises à la sortie de salles », explique Franck Keller, directeur de l’antenne à la gouaille mordante, coiffé d’une casquette noire - un ancien de Canal Plus. « C’est tout de suite devenu la page la plus visitée du site. Alors, on en a rajouté. Puis on a créé d’autres émissions, interviews de vedettes, etc. » Tout cela sera bientôt sur AlloCiné TV, avec en plus des programmes atypiques comme le talk-show de 20 minutes. Ce format était inimaginable en RealVideo (pour Internet) ; il est idéal pour la télé.
Alors, AlloCiné, un symbole de la netéconomie ? Voici quelques indices : 1- la société a perdu son indépendance, passant sous la coupe de groupes de l’ancienne économie. Normal. 2- Le nombre de salariés est passé de 15, au cours de l’année 1998, à 70 aujourd’hui. Logique. 3- Jean-David Blanc est immensément riche mais, comme le prétend, bien sûr, son ami François Benveniste, « l’argent ne l’intéresse pas. La preuve : Jean-Louis roule en scooter, il a su rester modeste ». Il met aussi les pieds sur la table pendant l’interview. Plus de doute possible : ce numéro de téléphone est vraiment une netentreprise. •