Andy Müller-Maguhn, 28 ans, est porte-parole du Chaos Computer Club, un collectif allemand de hackers, qui compte 1 500 membres. En octobre, il a été élu représentant de l’Europe à l’ICANN, l’organisme qui attribue les noms de domaine et les adresses IP sur Internet. Interview d’un VRP libertaire, entre politique et science-fiction.
Qu’avez-vous fait cette semaine ?
Hier, je me suis couché à trois heures du matin pour me lever à cinq. Dans la semaine, je suis allé à Francfort, Düsseldorf, Munich, Helsinki et Francfort à nouveau. Toujours pour des interventions. C’est un peu frénétique, mais on finit par s’y habituer.
Vous êtes-vous mis dans la peau d’un homme politique depuis votre élection en tant que directeur européen de l’ICANN ?
J’ai su que j’étais élu directeur de l’ICANN le mercredi 11 octobre à 5 heures du matin. En 24 heures, j’ai reçu 200 messages de félicitations. 24 heures plus tard j’en avais 800. Il y avait des dizaines d’articles dans la presse. Dans le Berliner Zeitung, entre autres, on pouvait lire : "Internet gouverné par un hacker". Quand le CDU [parti chrétien démocrate, au pouvoir pendant tout le règne d’Helmut Kohl] a émis un communiqué de presse me félicitant, ça a vraiment commencé à m’énerver. Ces types sont quand même proches de ce qu’on pourrait appeler du "crime organisé et mafieux" [en référence aux scandales de financement du CDU, NDLR]. J’ai senti que l’establishment voulait me récupérer et je me disais : "Je ne veux pas entrer dans ce jeu." Vendredi, quand le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung m’a demandé d’écrire une "déclaration de gouvernement", ça m’a d’abord paru aussi incongru. Puis, j’ai pensé que c’était peut-être une chance de mettre les choses au point. Je ne voulais pas commencer par faire des compromis, j’aurai bien assez le temps d’en faire plus tard. C’était dimanche, vers minuit. Comme on me le demandait, j’ai joué à être un chef de gouvernement, d’où le début du texte, très officiel : "Mesdames, Mesdemoiselles..." Je ne voulais pas écrire ce texte comme ceux de mes interventions dans des conférences. J’ai relu la déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow. Je me suis aussi rappelé le vieux style de la Fraction Armée Rouge allemande dont je connais un des leaders repentis, Herr Baumann. J’en suis arrivé à me poser des questions peu confortables : "Qui suis-je ? Je n’aime pas les gouvernements..." Pourtant, je n’irai pas, comme Tim May, des cypherpunks [auteur du Manifeste crypto-anarchiste, NDLR], jusqu’à dire qu’ils ne sont que "des citoyens avec des armes à feu".
Quand j’étais petit, on m’a appris que les gouvernements étaient des groupes de personnes censés représenter les citoyens dans le but de diriger les infrastructures communes.
Dans votre Dans votre
C’était en partie provocateur, mais je l’ai écrit au premier degré. Cela vient d’une des réunions de préparation de nos émissions de radio mensuelles Chaos Radio. Dans notre local à Berlin, nous sommes partis dans un grand débat sur la propriété intellectuelle avec Ekke [voir interview], Tim [voir interview], Hans et quelques autres vieux membres. Quelqu’un a souligné le fait qu’en droit islamique, il n’y a pas de copyright. Nous nous sommes connectés sur des sites et avons trouvé des tonnes d’informations insoupçonnées sur islam.org et shariah.net. Nous avons découvert qu’il n’y avait pas non plus de systèmes de franchises, de licences, ni de brevets. À partir de ces bases, nous nous sommes engueulés sur la façon dont les artistes pourraient être rémunérés dans un tel contexte. C’était vraiment bizarre. J’ai mentionné la phrase "La propriété intellectuelle, c’est le vol..." et Ekke s’est mis à me traiter de "socialiste romantique". Il ne s’arrêtait plus : "romantique ! communiste !" Il vient d’Allemagne de l’Est et pensait vraiment que ce que je disais était naïf mais aucun de nous deux n’a plus raison que l’autre. Bref, nous avons beaucoup ri et je trouve que cela résume assez bien le débat entre réalisme et idéalisme. J’ai donc samplé sa voix disant "Socialiste romantique" pour le show radio. Dans la déclaration, cela a donné : "Sur Internet, nous avons la culture du cadeau. Un petit paradis électronique. Qui a dit socialisme romantique ? (...)"
Vous êtes vous-même devenu citoyen est-allemand, pourquoi ?
En 1990, j’habitais Hambourg et je devais subir un examen médical d’aptitude au service militaire. Comme je ne voulais pas me plier à un contrôle de l’...tat, je suis passé à Berlin-Est où je me suis rendu au bureau de l’immigration. Dans le grand bâtiment, il y avait une énorme queue pour passer à l’Ouest. Au guichet, les deux vieilles dames ne voulaient pas croire que je voulais devenir citoyen de la RDA. ...mues aux larmes, elles m’ont offert une chaise et un café. C’est comme ça que j’ai échappé au service militaire et que je me suis installé à Berlin. Je cherchais un appartement. Un ami m’a dit : "Il y en a plein de vides. Installe-toi et mets ton nom sur la porte." C’est ce que j’ai fait. C’était une période incroyable, dans un pays sans gouvernement. Dès que des policiers voulaient faire régner l’ordre, les gens contestaient leur autorité, les obligeant à être passifs et, surtout, gentils avec tout le monde. Tout cela a complètement changé mon état d’esprit.
Comment le Club avance-t-il avec des origines et des avis si différents ?
Le Club a toujours mis une priorité à la diversité. Depuis le début, nous avons des punks, des jeunes hackers, des squatters, des cadres high tech... Je crois que le critère commun est que nous sommes tous des fortes individualités. Une fois, nous avions un membre qui se faisait une fierté d’être encarté dans un parti politique classique. Tout le monde se moquait de lui. On dit souvent que si on met deux membres du Club dans une pièce, on obtient entre trois à cinq avis différents. Je crois que c’est une force, il n’y a jamais de soutien de bloc, chacun est libre. Malgré les structures des partis politiques, ils ne sont pas forcément plus efficaces. Par exemple, l’excellent travail de Jörg Tauss, le responsable Internet du SPD, a en partie été saccagé par son propre parti. Le débat et l’engueulade sont des forces pour le Club. Nous appelons cela le style "discordien", du nom de la déesse grecque de la querelle. Nous pensons qu’il y a toujours plusieurs vérités, dont chacun a une vision claire mais décentralisée Mais cela n’est possible que parce le Club a vécu de grands moments de partage, des expériences fortes. Ce n’est pas un modèle qui a pour vocation d’être généralisé. Beaucoup de gens me demandent pourtant depuis longtemps de rédiger une FAQ, une série de questions-réponses sur le fonctionnement du Club, mais je ne sais pas si c’est faisable.
Qu’avez-vous appris depuis que vous donnez des conférences aux politiques et aux patrons ?
À m’adapter. En 1995, j’ai été invité par le Parti des Verts allemand à un sommet du G7 au Brésil, sur la société de l’information. C’était dans un contexte particulier : sous la direction de M. Bangemann, un ancien ministre de l’économie allemand, l’Europe venait de privatiser tous les opérateurs de télécommunications. Toute mon intervention était fondée sur l’accès pour tous à l’information. J’avançais les concepts de "data pavement" [chaussée de données, NDLR] pour contrer l’idée d’autoroute de l’information. L’idée était simple : si on ne construit que des autoroutes, on arrive naturellement à des grands centres commerciaux et le piéton qui sort de chez lui se fait écraser par un poids lourd. Il faut bien des trottoirs publics pour arriver aux autoroutes à péages. Mes interlocuteurs étaient très intéressés mais complètement désemparés. Tous me disaient "Ah oui, mais c’est trop tard, on vient de tout privatiser." Enfin, je crois que j’aurais dû m’attendre à être pris pour un alien. Le problème c’est que l’industrie se pointe à Bruxelles et influe sur la politique européenne en prononçant un mot magique : "création d’emploi". C’est ce qu’on appelle un "Fnord". Ce concept qui nous est cher, vient d’un livre culte de Robert Anthon Wilson, Illuminatus Trilogie. C’est l’idée d’une fausse complicité sémantique, d’une manipulation invisible, ou d’un appât dans le langage. L’année dernière, j’étais à Vienne pour une conférence sur la fraude bancaire. Un des interlocuteurs a réussi à rendre tous les banquiers très nerveux en répétant une formule magique simple : "interruption d’exploitation". Il y a aussi un des épisodes de la BD Dilbert que nous avons accroché dans le local du Club : deux capitaux-risqueurs en costume viennent engueuler un hacker qui a dilapidé leur argent dans sa start-up. Alors qu’ils exigent une explication valable à son échec, le hacker leur cloue le bec avec un seul mot : "e-commerce". Pour moi, la diplomatie du Fnord, c’est s’adapter à son interlocuteur.
C’est ce que vous entendez quand vous parlez de
Le problème, c’est que les enjeux proviennent de tous les côtés. Vous vous en rendez compte si vous les regardez de près : la protection de la jeunesse sur Internet est impulsée par l’industrie du filtrage de contenu ; la régulation de la cryptographie est une pression de haut en bas exercée par les ...tats-Unis sur l’Allemagne ; le cybercrime vient des ministres de la justice des pays membres du G8 ; la dérégulation des télécommunications est du ressort des ministres de l’économie de l’Union européenne, etc. Le jeu de la cybernétique consiste donc toujours à identifier quelles personnes peuvent être influencées par quel message. Hacker la politique est complexe et il y a beaucoup de voies informelles pour y arriver sans toujours avoir à passer par les structures officielles.