Nous étions quelques
uns à trouver séduisante l’idée de la création
d’un “Forum de l’internet”, lieu de réflexion
et de mobilisation citoyenne destiné à éclairer les
enjeux, nombreux mais le plus souvent opaques, quelquefois volatils comme
la technologie elle-même, liés aux usages de l’Internet.
Le rapport que le député Christian PAUL a remis il y a quelques
mois au Premier ministre sur ce sujet paraissait encore de bon augure. Las,
le “Tout-e-Paris” bruisse depuis le début du mois de mille
rumeurs donnant à penser qu’en guise de " Forum citoyen
", nous n’aurions en définitive qu’une nouvelle autorité
administrative de plus.
Certes, si l’on en croit une note officieuse de présentation
du projet, l’organisme en gestation revêtirait la forme d’une
association déclarée 1901, ce qui pourrait laisser encore
quelque espoir aux personnes éprises de dialogue, de concertation
et de libres discussions. Cependant c’est un “conseil d’administration”
qui serait placé à sa tête, ses membres seraient cooptés
( !), un délégué général assisté
de cinq permanents de “haut-niveau” gérerait un budget
de 10 millions de francs sur financement public et, pour faire bonne mesure,
un “commissaire du gouvernement” siégerait auprès
du conseil d’administration. C’en est fini du Forum, même
si cette autorité administrative d’un type nouveau s’avance
masquée sous le pavillon d’une loi de liberté !
On préférait, et de loin, le volontarisme du Premier ministre
dans son discours d’Hourtin de 1997. L’entrée de la France
dans la société de l’information était d’abord
ce “N’ayez pas peur” qui a mis fin à tant de blocages.
C’était aussi le plan de raccordement des établissements
scolaires au réseau, c’est-à-dire sa véritable
démocratisation. Et cela a marché : la France a la population
la plus jeune d’internautes. L’esprit d’Hourtin 97 devrait
conduire à tirer les enseignements des cinq années de réflexion
sur l’Internet grand public en France plutôt qu’à
proposer un projet technocratique de plus.
Et le premier enseignement, c’est qu’en cinq ans la donne a changé.
“Vide juridique”, “vanité des lois nationales appliquées
à un réseau international”, “autorégulation”
: tel était le discours d’il y a cinq ans (un siècle
...), nourri de prudence, d’un libéralisme faussement libertaire
et de scrupules à passer pour archaïque pour peu que l’on
soutienne qu’à cette technologie de la globalisation il fallait
aussi sa règle.
Depuis lors l’administration fédérale américaine
a, à plusieurs reprises, officiellement déploré la
modestie, voire l’échec, de l’autorégulation, et
un grand nombre d’Etats américains se sont dotés de lois
particulières sur tel ou tel sujet. Partout dans le monde des conflits
d’intérêt sont apparus (entre internautes et commerçants,
entre hébergeurs et hébergés, entre marques et noms
de domaine, entre liberté d’expression et protection de la vie
privée) qui ont conduit les juges, désormais en première
ligne, à trancher à tâtons par référence
à des lois anciennes qu’ils devaient appliquer faute de mieux
à internet. Enfin, et ce n’est pas anormal, les polices du monde
entier se tiennent la main pour pister ou dépister les internautes
pédophiles, les contrefacteurs et les farceurs.
Ainsi, sous les dehors ingénus de l’autorégulation ou
de sa version " de gauche " de corégulation, l’intérêt
des entreprises devient loi, en même temps que s’élabore,
sans débat, un ordre public de l’internet. “Commerce et
ordre”, tel paraît être le nouveau slogan du réseau.
Pauvres internautes ...
Le deuxième enseignement de ces cinq ans est incontestablement la
grande impatience des acteurs français de l’internet à
disposer d’une règle du jeu, en France et en Europe d’abord,
si ce n’est au plan mondial. On peut préférer un droit
clairement énoncé à l’aléa judiciaire (surtout
si l’on fait des affaires) et souhaiter qu’il soit question de
“droits” et “libertés” ailleurs que dans l’intitulé
avantageux d’une nouvelle structure administrative (surtout si l’on
est internaute). L’Union européenne a donné la cadence
: cinq directives adoptées en cinq ans sur les aspects les plus divers
du réseau, depuis la vente à distance jusqu’au commerce
électronique en passant par la signature électronique, les
nouveaux réseaux de télécommunications, la protection
des données personnelles. La France s’essouffle à transposer,
ne parvenant pas à en finir avec cette idée devenue obsolète
de l’autorégulation qui colle à ses semelles, comme un
mauvais sparadrap, quand chacun est désormais convaincu que la confiance
sur l’internet passe aussi par la sécurité ... juridique.
Le temps des faux-débats devrait cesser. Nul ne songe à opposer
le local à l’international et nul n’imagine que la loi
seule suffise à créer la " civilité " sur
internet. Les pavillons de complaisance n’interdisent cependant pas
l’élaboration d’un droit maritime universel et le sentiment
d’insécurité ne rend pas vain le code pénal. Mais
à tergiverser encore, on trompe son monde. Les professionnels de
l’internet ont besoin de quelques règles simples qui doivent
être énoncées pour savoir à quoi s’en tenir.
Peuvent-ils faire de la prospection à partir des mails collectés
dans les forums de discussion ? Leur responsabilité peut-elle être
recherchée en cas de diffusion d’une information causant un
préjudice à un tiers ? Les directives européennes non
encore transposées en France les contraint-elles ou non ? etc. Les
internautes ont également le droit de savoir s’ils peuvent saisir
les tribunaux français lorsque une marchandise commandée sur
internet ne leur est pas parvenue et pendant combien de temps les traces
de leur navigation sur le web sont conservées, par qui et à
quelles fins.
Ces débats ont lieu, mais le plus souvent au niveau européen,
sans qu’alors les associations d’internautes ou de consommateurs
soient représentées. Une fois les directives européennes
adoptées, le débat législatif se borne aux mesures
techniques de transposition.
L’idée d’un organisme franco-français de plus sur
internet n’est donc pas la réponse. Cette idée a hélas
prospéré quelque soit le contexte : en 1996 alors que la mode
était à l’autorégulation et à la crainte
de légiférer trop vite, en 1998 quand est apparu le concept
de “corégulation” et qu’était encore proscrite
la perspective d’une loi spécifique à l’internet,
en 2000 quand on attend avec impatience la loi sur la société
de l’information. On pourrait craindre de la persistance de cette idée,
indépendamment des éléments de contexte, qu’elle
se limite à celle d’un “organisme à tout prix”.
Le chantier législatif qui s’ouvre, en France comme dans tous
les autres pays européens, pour transposer les directives européennes,
offre pourtant une occasion de “débats citoyens” dont le
lieu naturel devrait être le Parlement. Cybercrime, cybersurveillance,
protection des mineurs, droits du consommateur, responsabilité des
intermédiaires techniques : ces débats sont mûrs, il
suffit désormais de souhaiter en informer les citoyens pour que chacun,
et d’abord la représentation nationale, en mesure les enjeux
pour prendre les justes décisions.
Le volontarisme d’Hourtin 97 devrait trouver sa traduction, non plus
dans l’attente d’une norme magique et autorégulée,
moins encore dans la création d’un luxueux cimetière
des éléphants franco-français de l’internet, mais
dans un véritable forum des droits et libertés permettant
d’éclairer le débat, non de le confisquer.
Clisthène |