Coupures de courant, trafic de drogue, ruelles escarpées... Les favelas brésiliennes
ne sont pas vraiment l’endroit idéal pour installer un ordinateur, et encore moins Internet. Pourtant, depuis 1995, des salles d’informatique envahissent les bidonvilles de Rio. Toutes sont l’œuvre du Comité pour la démocratisation de l’informatique.
En cinq ans, cette ONG a bâti 146 écoles d’informatique et de citoyenneté. Objectif : réduire l’apartheid numérique et proposer des cours quasi gratuits. Et ça marche.
Des dizaines de baraques s’entassent les unes sur les autres. Sur les murs, quelques drapeaux brésiliens, des slogans verts et jaunes à la gloire de l’équipe de foot nationale. Assis sur le pas de leurs portes, des petits groupes d’hommes et de femmes discutent dans un brouhaha assourdissant. Le volume de la radio est à fond, la télé branchée au maximum. Dans le ciel, des dizaines de cerfs-volants virevoltent au-dessus d’un incroyable chaos de câbles électriques, de fils de téléphone et d’énormes paraboles. Nous nous dirigeons vers l’une des premières écoles d’informatique installées dans les bas quartiers de Rio de Janeiro. Pendant que des gamins pianotent sur des claviers d’ordinateurs, les autres se poursuivent en riant dans les ruelles étroites. C’est un matin comme les autres dans la favela Turano, au nord de la mégalopole brésilienne.
Pour accéder à l’école, rien de plus simple : derrière la fac de droit et de socio, il faut prendre la première à gauche. La rue grimpe sec. Des adolescents armés de gros calibres surveillent l’entrée. À quelques centaines de mètres de ce barrage (qui ne cède que sur ordre d’un habitant de la favela), un bâtiment blanc au toit rafistolé avec des bouts de ficelles domine la colline. La porte s’ouvre sur une grande salle en béton. Des dizaines de vieux PC s’alignent le long des murs fissurés. Un gros ventilateur poussif entonne son chant d’hélicoptère. Et déjà les claviers s’animent, l’imprimante s’allume. En plein cœur de la favela, le cours de l’école d’informatique vient de commencer.
Moraes, un grand black à la voix de baryton, en short, tongs et maillot de foot, prêt à dégainer son portable, est aux commandes. Son cheveu sur la langue ne l’empêche pas d’impressionner ses trois élèves âgés de 11 à 43 ans. Les autres sont en retard, ils passeront quand ils se réveilleront ou plus tard dans la journée : les portes de l’école sont ouvertes pratiquement tout le temps. Devant l’entrée, Fabio et Jovino, les deux autres instructeurs, sont en pleine discussion avec Rodrigo Baggio. C’est cet homme qui a monté l’école, lui encore qui a déniché les ordinateurs, lui toujours qui a recruté les formateurs. Surnommé le « Bill Gates des favelas » par la presse locale, il a créé, en 1995, le Comité pour la démocratisation de l’informatique (CDI). Cette organisation non-gouvernementale brésilienne veut lutter contre « l’apartheid numérique », en créant des « écoles d’informatique et de citoyenneté » dans les favelas, ces bidonvilles qui ont poussé sur les différentes collines autour de Rio et des autres grandes métropoles du pays. Le Brésil, fort de ses 170 millions d’habitants, compte moins de 3 % de connectés chez eux, qui appartiennent tous à la classe sociale la plus favorisée : ils sont blancs, riches et surdiplômés pour la plupart. Un profil proche de celui de Rodrigo Baggio...
À 31 ans, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, la star Rodrigo déambule dans les favelas comme un politique en campagne et n’en finit pas de raconter comment l’idée du CDI lui est apparue : « À l’époque, j’étais consultant informatique pour de très grandes boîtes brésiliennes, je gagnais énormément d’argent, j’avais deux maisons, deux voitures, un bateau. Puis, une nuit, j’ai fait un rêve dans lequel je voyais des gamins des favelas devant des ordinateurs. J’ai été tellement bouleversé par cette vision que quelques jours plus tard, j’ai lâché mon boulot pour mettre en place le Comité. » Depuis 1995, 146 écoles ont vu le jour dans tout le pays, toujours au milieu des favelas, et près de 50 000 personnes y ont suivi des cours (Windows, Word, Excel, Access, PowerPoint). Selon les estimations du Comité, 10 % d’entre elles travailleraient aujourd’hui dans l’informatique. Le budget du CDI, 2 millions de francs, est élevé pour une organisation de ce genre au Brésil. Parmi les nombreux donateurs, on trouve la Banco nacional de desenvovilmento Econômico e social (BNDES, une banque nationale), la fondation Starmedia, Esso, Globo, Xerox et une fondation américaine, Global Partnerships. Sans compter le don de 4,5 millions de dollars en logiciels de la part de Microsoft. Et le combi Wolskwagen blanc, offert l’année dernière par Bill Gates lui-même et que Baggio utilise pour ses déplacements dans les favelas... Depuis quelques semaines, des antennes régionales opèrent au Japon (pour récupérer des ordinateurs), au Mexique, en Uruguay et en Colombie. Et le matériel affluant, de nouvelles écoles poussent chaque mois. Tout le monde vante, aujourd’hui, les mérites du Comité de Baggio. Au début, pourtant, personne ne croyait à ce projet. Il a fallu prouver qu’il n’était pas impossible de s’installer dans les bidonvilles de Rio. « Dans les favelas, le vrai problème vient du trafic de drogue et de la violence qu’il engendre », explique Rodrigo Baggio. « Cependant, aucune de nos écoles n’a été victime de vol ou de dégradation. Il nous est arrivé parfois de nous jeter à terre au cours d’une intervention de police, mais rien de bien grave. Les flics sont plus dangereux que les narcotrafiquants dans les favelas. Car les “narcos” nous connaissent et sont au courant de notre travail, tandis que les brigades de la police militaire ne font pas de différence entre le délinquant, l’habitant du quartier, le Comité ou le simple visiteur. Ils tirent dans le tas ! », s’insurge-t-il. Mais il ajoute, amusé : « Aujourd’hui, je décroche des rendez-vous avec des dirigeants de grandes sociétés informatiques, des administrations et même des politiques. Avant, ces gens-là me claquaient la porte au nez et me traitaient de fou. Maintenant, ils me prennent pour un grand visionnaire. »
outes les écoles s’implantent dans les favelas en accord avec une association déjà existante. « Notre modèle est communautaire. Chaque école est autogérée et autosuffisante. Nous sommes un réseau de petites entreprises sociales », explique Rodrigo Baggio. Du coup, les écoles ne se ressemblent pas vraiment. Tout dépend de leur situation géographique, des infrastructures sur place, du nombre d’inscrits. « Les élèves sont en majorité des enfants et des adolescents, continue Rodrigo, mais de plus en plus d’adultes veulent s’inscrire. Ils doivent payer un droit d’entrée symbolique de 20 francs et 40 francs par mois. »
À Turano, Comunidade do Bispo, l’équivalent de l’association de quartier, gère l’école. Trois instructeurs (Moraes Uruguaty Ezequiel, Fabio Dias Alves et Jovino de Paula Vieira) se partagent les heures de cours en fonction de leurs horaires de travail. Après une formation de trois mois au Comité, ils se sont lancés. Tous veulent faire partager leur expérience, même si leurs parcours divergent. Prenez Moraes Uruguaty Ezequiel, il est né dans cette favela il y a 34 ans. Depuis l’ouverture de l’école en novembre 1999, il gère son emploi du temps surchargé entre les cours, son travail (il bosse au bureau du Procureur général de l’...tat de Rio, au service informatique, avec une équipe de 15 personnes sous son aile) et, bien sûr, le foot le samedi après-midi. « L’école est ouverte à tous les habitants de la favela. Nous leur demandons juste d’avoir des notions d’écriture et de lecture », raconte Moraes. « Les gens qui suivent nos cours sont issus des milieux les plus défavorisés du Brésil. Il faut donc adapter nos explications, trouver les bons mots. Ce n’est pas évident, surtout que moi j’ai appris l’informatique sur le tas, je n’ai jamais eu de cours. On est une école, mais sans examens. On fait juste passer un petit test à la fin de l’année, mais ce n’est pas un truc officiel », poursuit-il. Et si quelqu’un n’a pas les moyens de payer ? Il vient gratuitement. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Qu’on les laisse se procurer des armes pour faire les vigiles à l’entrée de la favela ou qu’ils se mettent à faire d’autres conneries ? Je préfère les voir dans la salle informatique devant un PC », s’exclame le jeune professeur.
Julio, l’un des élèves, vient d’arriver, avec une heure de retard. Les autres ont déjà bien avancé dans leur travail. « Je leur fais taper un texte sous Word tiré d’un article du quotidien La Folha de São Paulo. Cet exercice nous permet de les faire lire, écrire et en même temps de discuter sur le sujet de l’article. Ici, il s’agit d’une histoire dramatique qui est arrivée dans le sud du pays où une mère de famille a vendu l’une de ses filles contre de la nourriture. » Le lien entre l’informatique et le social se tisse ainsi tout naturellement. L’action du Comité ne s’arrête pas à l’apprentissage de logiciels. Les écoles deviennent des lieux de débat, où l’on parle de violence, de drogue, de citoyenneté, de sexualité, etc. Parfois les discussions s’échauffent, les élèves étant d’âges et d’origines divers.
ulio est aussi technicien chez Telemar, l’un des opérateurs téléphoniques nationaux, dont il porte fièrement les couleurs sur son polo. Célibataire de 28 ans, propre sur lui, il vit dans la favela Turano avec ses parents, et s’est inscrit à l’école au mois de mai dernier. « Je n’avais jamais touché un ordinateur avant de commencer les cours. Cela me fait encore un peu peur, je trouve ça difficile, mais je m’accroche. Je veux apprendre pour pouvoir évoluer dans mon entreprise et gagner mieux ma vie. Ce qui me permettrait de quitter la favela et de m’installer dans un petit appartement en ville », confie-t-il difficilement. « J’essaie d’être assidu, mais avec mes horaires je ne peux venir qu’une fois par semaine, le samedi. En plus, c’est parfois difficile de se concentrer. » La porte de la salle de cours reste ouverte une bonne partie du temps. Les gens passent dire bonjour, certains s’assoient pour raconter une histoire, d’autres viennent demander des renseignements. Tout le monde se connaît et se salue à la brésilienne : pouce levé suivi de l’expression en vogue chez les cariocas [habitants de Rio] : « Tuddo Bom ? » (« Ça roule ? »).
Dans la favela Candelária, proche du mythique stade de foot du Maracaná, les conditions d’apprentissage sont encore plus épiques : 30 élèves (heureusement pas tous en même temps...) se serrent dans une pièce de 10 mètres carrés avec, en plus, les bruits incessants de la rue et une école de samba à l’étage au-dessus ! Jefferson, l’instructeur du coin, un grand échalas moustachu mais tout timide, n’est pas dupe : « On se débrouille comme on peut mais dans ce brouhaha, on va pas tarder à péter les plombs. » L’école d’informatique, dont les locaux sont fournis par une église évangélique voisine, fonctionne depuis mars dernier. Jefferson s’est beaucoup impliqué dans sa création. Ce garçon maigre de 18 ans, à peine sorti de l’adolescence, est un ancien élève de la toute première école montée par le Comité. Avant, il travaillait dans la maintenance informatique et souhaite suivre des études pour continuer dans cette voie. Son père est au chômage (il était ouvrier dans une usine avant sa fermeture en 1994) et sa mère fait des petits boulots. Ses deux sœurs aînées sont mariées et vivent dans un autre quartier. « C’est moi qui ait proposé à Rodrigo Baggio de monter une école ici. Et il a accepté. Je travaille à plein temps, ce qui me permet de gagner un peu d’argent. » Ce jeune instructeur, dont l’étonnante maturité suscite le respect des élèves - parfois plus vieux -, touche la moitié des droits de scolarité versés par les inscrits aux cours. Le reste sert à entretenir le local et les ordinateurs. « Je gagne 250 reales (1 000 francs) par mois pour le moment », précise-t-il. Il met une partie de cet argent de côté pour s’offrir un ordinateur, « pour aller sur Internet ». L’école possède un PC avec un vieux modem. « Mais on se connecte rarement : le téléphone coûte cher et vu l’état de nos machines, ça rame », explique Jefferson.
Internet est le nouveau grand chantier du Comité. Il négocie actuellement avec plusieurs opérateurs pour installer le téléphone dans toutes les favelas. « C’est un énorme boulot, à un coût exorbitant vu la
géographie des quartiers », précise Rodrigo Baggio. « Nous souhaitons créer une véritable communauté numérique et relier entre elles nos 146 écoles. Et, à terme, faire du site Internet du Comité un véritable portail communautaire brésilien. » Pour y parvenir, le Comité a récemment lancé le GT Web [Groupe de travail] sur une idée des instructeurs : un programme de formation au Net destiné aux professeurs et aux volontaires des écoles. Dans le domaine d’Internet, les plus favorisés sont, sans conteste, les élèves de l’école Vila Olímpica de la favela Mangueira. Située au bas de l’un des bidonvilles les plus importants de Rio, au sein d’un immense complexe sportif flambant neuf, cette école, verte et rose, paraît bien luxueuse comparée aux autres centres d’apprentissage du Comité. Coincée entre la piste d’athlétisme, le terrain de foot et l’école de samba, une vaste salle accueille une vingtaine de PC dernier cri, tous connectés à Internet : le mobilier est moderne, la climatisation ronronne doucement. Autre particularité : tous les cours sont gratuits, il suffit de s’inscrire. Derrière le bureau du professeur où le drapeau brésilien et les couleurs de la favela côtoient la bannière étoilée, Rodrigo Baggio lâche avec difficulté : « Le projet Vila Olímpica est entièrement financé par la société Xerox. Il est destiné aux habitants de la Mangueira et des favelas voisines. » Inaugurée en octobre 1997, cette école propose depuis peu des formations à Internet, avec des cours de HTML ou de Java. Un véritable établissement modèle, visité par le président américain lors de son dernier voyage au Brésil en 1998. « Clinton est resté près d’une demi-heure dans l’école d’informatique », raconte le fondateur du Comité, le sourire aux lèvres. Apparemment, ce qu’il y a vu lui a beaucoup plu. Une semaine après son passage, l’ambassade américaine du Brésil faisait parvenir dix PC au Comité...
Le travail accompli par le Comité depuis cinq ans est considérable, mais il n’est rien en comparaison de ce qu’il reste à faire. Rodrigo Baggio, faux modeste, ultrasensible et « e-topique » d’après son entourage, a récemment été désigné par l’ONU comme l’un des 50 futurs leaders de l’humanité... Encensé par les médias et les organisations internationales, il n’en est pas moins critiqué par certains instructeurs, qui trouvent qu’il passe plus de temps dans des réunions interminables que sur le terrain. « À Turano, nous avons récemment reçu deux machines du Japon, avec des claviers japonais », s’énerve Moraes. « Il faut tout reconfigurer et ceux qui savent à peine lire et écrire ne veulent même pas y toucher. »
Rodrigo Baggio est conscient de ces difficultés, notamment de la qualité douteuse des ordinateurs qui équipent les écoles. « Nous ne pouvons pas satisfaire tout le monde. On a lancé, fin juillet, une campagne de sensibilisation afin de récupérer des ordinateurs plus puissants. C’est grâce à la générosité des uns et des autres que nous réussirons notre pari de créer un nouvel espace socio-politique », conclut-il pompeusement. Moraes, Jefferson et les autres, eux, sont encore loin de cette future démocratie numérique. Ils attendent simplement avec impatience de nouvelles machines. Pour que de jour en jour, les mômes de Turano ou de Candelaria soient de plus en plus nombreux à quitter la favela et à vivre, comme Rodrigo Baggio, avec un salaire correct au centre-ville de Rio.•