Le « buzz » est à la fois une aubaine et un cauchemar pour les entreprises qui font tout pour surveiller et séduire ces grandes gueules du Net. Quitte à aller trop loin...
« Objet du message : ATTENTION ! Ne plus commander chez perenoel.fr ! Faites suivre ou effacez, no comment »... Dans ce mail, qui a beaucoup circulé au mois de novembre, un certain « Dampil » appelait au boycott de la start-up française de e-commerce. Motif : la hotline de perenoel.fr ne répondait pas depuis 15 jours, alors que les deux processeurs que l’internaute avait achetés à cette enseigne étaient défectueux. Ce type de message peut tuer une société. En moyenne, chaque internaute dispose de 8 à 12 contacts e-mail dans son carnet d’adresses. Et ce genre de murmures, coups de gueule ou boycotts peut faire le tour du monde en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut à un attaché de presse pour rédiger un communiqué ou un mot d’excuse.
Tout en souplesse
Pour les entreprises, l’immense agora du Réseau est un cauchemar. Pourtant, elle peut être aussi une aubaine pour les directeurs commerciaux qui rêvent de relations marketing « one-to-one ». Depuis longtemps, les entreprises utilisent Internet pour générer du buzz positif. Antoine Tartière, PDG de OOLM, une nouvelle agence de communication, prêche ainsi pour l’une de ses spécialités : le fameux marketing viral, qui consiste à faire appel au Net « comme on utilise le bon sens de la rue ». L’attirail est large : e-mails animés, jeux, vidéos de promos et goodies en tout genres. Pour séduire les early adopters et les grandes gueules du Réseau, les marques ont aussi appris à faire du sponsoring direct. En septembre dernier, Adidas a ainsi contacté les 16 plus gros sites personnels de fans de la star de basket, Kobie Bryant, pour leur fournir des produits dérivés, des textes et des photos maison. Pour autant, selon Antoine Tartière, tous les coups ne sont pas permis : « Quand un responsable marketing s’infiltre anonymement dans des chats, il prend d’énormes risques. Progressivement vaccinés, les internautes sont de plus en plus aguerris à reconnaître ce genre de malhonnêteté. »
Mieux vaut ne pas prendre les consommateurs-surfeurs pour des imbéciles. Car, dans la grande galerie des murmures, le buzz négatif se répand beaucoup plus vite que tout effort de buzz positif : les activistes et les communautés ont appris à utiliser l’effet Réseau bien avant les entreprises. Diane Le Ray, responsable communication de crise de l’agence de relations publiques Edelman Interactive France, explique qu’aujourd’hui la moitié de ses clients veulent connaître leur « mauvaise » réputation en ligne. « Les manifestations de Seattle, les bouteilles cancérigènes de Coca et l’affaire Total ont marqué un tournant. » Après le naufrage de l’Erika ont fleuri sur le Net les pages perso de protestation, des photos montages satiriques, des appels au boycott et même de faux e-mails provenant, soit disant, de cadres de Total. Si le site du pétrolier propose sur sa page d’accueil d’accéder à une section spéciale « Mission Littoral Atlantique », ce cas reste un modèle de mauvaise communication de crise sur Internet.
Pour éviter ce type d’erreur, l’agence Edelman conseille en France une stratégie tout en souplesse. En cas d’alerte, ses clients peuvent choisir entre plusieurs types de réponses. « Soit créer un mini site exposant leur vision du problème, soit une page sur leur site corporate. Ils peuvent aussi présenter une contre argumentation directe dans les forums incriminés », explique Diane Le Ray. Pour prendre le problème en amont, la seule solution serait la prévention : « Nous conseillons de faire des ‘‘dark sites’’, non visibles par tous, avec un argumentaire corporate, et prêts à être mis en ligne en cas de crise. »
Canaliser le buzz
Le spectre du bouche-à-oreille négatif ne fait pas seulement le bonheur des agences de communication, il donne aussi à certains des idées de nouveaux business models. En France, raleur.com, dont les forums recueillent les réclamations de clients, affirme avoir accueilli 2 000 plaintes d’internautes depuis son lancement en février 2000. Fière du million de pages vues par mois, la codirectrice, Leila Benzina, se félicite que les entreprises aient enfin compris, depuis la rentrée 2000, l’intérêt de ce genre de site qui permet, selon elle, « de récupérer des clients mécontents ». Ses ressources : la publicité et Business et Décisions, une société de « solutions en business intelligence ». Aux ...tats-Unis, le pionnier epinions compte déjà une centaine d’employés et a levé 25 millions de dollars auprès de sociétés comme Benchmark Capital, Goldman Sachs ou Dell Computer. Ainsi canalisé sur des sites commerciaux visibles, le mauvais buzz est plus facile à surveiller. Une leçon pour les grands groupes qui savent désormais qu’on est jamais aussi bien critiqué que par soi-même. Face aux suck sites, ces pages web dont le contenu, jusqu’à l’adresse, dénonce une marque précise, les experts conseillent aux entreprises « de monter elles-mêmes des forums sur leur site, d’acheter ses propres adresses ‘‘suck’’ ou de les racheter à l’auteur du site, plutôt que d’essayer de les fermer. »
Fin de l’anonymat
Si l’usage de ces méthodes, manuelles et relativement « humaines », se répand en France et en Europe, les ...tats-Unis en sont déjà à l’étape suivante. Des logiciels « cyberfureteurs » arpentent ainsi le Web, mais aussi les newsgroups et les chats à la recherche du moindre commentaire. « Notre service est comme un extincteur pour éteindre la rumeur », annonce fièrement Nancy Sells, la vice-présidente d’eWatch. Lancé en 1995, ce logiciel, leader du secteur, équipe plus de 1 000 sociétés, dont Barnes and Noble, Heinz ou Northwest Airlines. Pour le vendre, les énormes agences de relations publiques PR Newswire, qui a racheté eWatch début 2000, et Edelman, l’autre distributeur de ce logiciel, sortent les statistiques : 63 000 newsgroups et mailing-lists scannés chaque jour, plus 5 000 publications en ligne et tous les forums de sites financiers ou de providers. Sur ce secteur en plein boom, ses concurrents s’appellent Cyveillance, CyberAlert, Infonic, Netcurrents ou MindfulEye et cette escouade fait rapidement reculer la liberté du grand forum global. En tête des risques de ce type de programmes : la fin du fameux anonymat de l’internaute. Sous-traitant d’eWatch, l’Internet Crimes Group s’est spécialisé dans l’identification des gêneurs : pour 5 000 dollars, il révèle l’identité d’un internaute à partir d’une adresse mail ou d’un pseudo. Taux de réussite : 70 %. Lancée il y a deux ans et demi, cette société californienne est « intervenue » dans 850 forums pour 170 clients. « Nous ne faisons rien d’illégal ou de non éthique. Nous utilisons juste des bases de données publiques et nos logiciels de traquage maison », affirme le directeur Cameron Craig, qui rappelle volontiers qu’il est un ancien agent du FBI.
Le recours à ce type de spécialistes n’est pas toujours nécessaire. Informés par eWatch ou l’un de ses congénères, les avocats des entreprises peuvent aussi demander aux juges d’émettre des procédures d’urgence par lesquelles ils enjoignent les providers de révéler l’identité de l’internaute anonyme auteur des propos « diffamants ». Ce type de manœuvre juridique, surnommé John Doe, pour Monsieur Toulemonde (en raison des multiples internautes concernés), rencontre la coopération des providers et hébergeurs de forums qui, dans la plupart des cas, livrent les données personnelles des internautes incriminés. Le tout sans décision de justice, la diffamation n’ayant pas besoin d’être avérée aux ...tats-Unis. La situation est telle que les associations de défense des libertés sur le Réseau commencent à se mobiliser. L’American Civil Liberties Union (ACLU) se bat depuis des mois pour aider les John Does, qui se retrouvent souvent sans avocats. « Les entreprises n’espèrent même pas gagner ces procès, elles veulent seulement intimider les internautes pour les faire taire », analyse Barry Steinhardt, directeur associé de l’ACLU.
Ne rien dire...br>
Les frontières juridiques du buzz sont mouvantes : les activistes se sont réjouis que la Pennsylvanie et la Floride marquent, récemment, un précédent en obligeant les entreprises à prouver qu’elles peuvent remporter un procès en diffamation avant de déposer un recours John Doe. Autre défaite pour le buzz commercial échevelé : en octobre 2000, la Security and Exchange Commission, le gendarme de Wall Street, a rendu l’intervention directe dans les forums financiers plus difficile pour les entreprises cotées. Selon la commission, ces informations, parfois cruciales, ne sont pas accessibles à tous et peuvent être biaisées. Mais James Love, le directeur du Consumer Project on Technology, une ONG de défense des consommateurs sur Internet créée en 1995, s’inquiète d’un projet de convention qui saboterait bien plus « les vertus démocratiques d’Internet ». En juin prochain, la Conférence sur le droit international privé de La Haye tentera en effet d’adopter des règles internationales pour les cas de droit civil et commercial. Les entreprises pourraient alors s’appuyer sur la loi de diffamation de leur pays d’origine pour attaquer des internautes étrangers et collecter des dommages et intérêts là où l’internaute se trouve. Non content d’avoir perdu son anonymat et d’être surveillé par les entreprises inquiètes, l’internaute-consommateur devrait, en plus, ne rien dire qui tombe sous le coup d’une des nombreuses lois de diffamation qui existent à travers le monde. En guise de nouvelle relation de proximité entre l’entreprise et le client, voilà revenir le bon vieux « Achète et tais-toi »...