Les Tunisiens ont cessé de se taire. Anonyme et soigneusement cachée, l’équipe du webzine Takriz est insaisissable.
En arabe, takriz signifie « emmerdements ». C’est également le nom choisi par un petit site qui met un joyeux souk au pays bien rangé du général-président Ben Ali. « En fait, takriz est un mot assez large qui désigne tout ce qui nous fait chier en Tunisie », résume sans ambages Menteur, ingénieur de 25 ans et pilier du webzine. Lancée par deux étudiants en janvier 1998, cette simple liste de diffusion n’avait alors que la modeste ambition de faire parler les internautes de tout ce qui cloche en Tunisie, les petites choses du quotidien qui énervent, les dysfonctionnements horripilants. Dès la fin 1998, la liste connaît un vrai succès. Les deux fondateurs, Fœtus et Waterman, décident de passer à la vitesse supérieure : en avril 2000, Takriz devient un site à part entière, prêt à s’adresser aux Tunisiens et au monde entier. Aujourd’hui, il attire près de 4 000 lecteurs par mois : un excellent résultat pour un pays qui revendique 250 000 internautes sur une population de 10 millions d’habitants.
Bras d’honneur,
mode d’emploi
Mais qu’est-ce qui se dit sur Takriz ? À la fois rien et tout : on n’y trouvera pas de grandes théories sur la construction d’un ...tat démocratique ou sur la nécessité d’une presse libre. Takriz parle simplement des autobus qui ne marchent pas, des « taxistes » (chauffeurs de taxis) qui sont tous des indics, de la bureaucratie kafkaïenne et vénale ou de la virginité des jeunes filles. On y apprend en images « l’expression corporelle », c’est-à-dire à faire un bras ou doigt d’honneur, ou encore à faire correctement l’amour à sa compagne. Les textes rappellent souvent la prose brouillonne et exutoire des journaux de lycée : les choses sont livrées brut de décoffrage, en des termes tour à tour indignés et amusés, parfois pour le simple plaisir de dire merde au système.
Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà trop pour le régime policier de Carthage, qui n’hésite pas à intervenir. Ainsi, le 12 août dernier, alors que le troisième numéro du webzine commence à se tailler un bout de réputation, tous les accès via le routeur de l’Agence tunisienne de l’Internet (ATI, contrôlée par le pouvoir) sont bloqués. Sans qu’aucun motif ne soit invoqué, sans aucun avertissement, les Tunisiens ne peuvent plus accéder au site ni au serveur e-mail. Pourquoi ? « Nous avons demandé des explications à l’ATI par téléphone dans une cabine : on nous a raccroché trois fois au nez. Nous avons envoyé des courriers électroniques, sans réponse », explique Fœtus, étudiant en économie. C’est comme ça que les choses se passent dans la Tunisie du président Zine el-Abidine Ben Ali. Depuis son accession au pouvoir en 1987, où il a évincé en douceur un Bourguiba vieillissant et fatigué par trente ans de pouvoir, le général a écrasé le pays sous la botte policière : les journaux d’opinion n’existent plus, les opposants et les esprits libres sont muselés, en permanence harcelés, menacés, voire torturés. La Ligue des droits de l’homme et l’Association des journalistes tunisiens sont des coquilles vides. Quant à la presse, elle a des allures nord-coréennes et tresse en permanence des lauriers à l’action bienfaitrice de Ben Ali et à sa clairvoyance (1). On comprend aisément que Takriz et son mauvais esprit détonnent dans le paysage.
D’autant que le pouvoir n’a (pour le moment) aucun moyen d’empêcher les internautes de lire le webzine. « Les Tunisiens ont appris les rudiments pour contourner votre censure qui est bien obsolète et limite puérile », soulignait ainsi triomphalement un article du webzine au lendemain de sa « fermeture ». Takriz conseille ainsi à ses fidèles de passer par des sites de type anonymizers, grâce auxquels ils peuvent surfer sans être identifiés. Ou encore se connecter à des proxys : ce sont des serveurs qui, reliés en permanence au Web, ont la bonne idée de se situer en aval des fournisseurs d’accès (FAI) et évitent ainsi les éventuels barrages. Une excellente solution lorsque l’on sait que les deux seuls FAI accessibles au grand public, PlaNet et GlobalNet, sont contrôlés respectivement par la fille et par l’un des proches du président Ben Ali ! L’année dernière, rapporte Reporters sans frontières, la police a même rendu visite à quelques internautes pour leur demander pourquoi ils avaient regardé tel ou tel site...
« Je suis sûr qu’ils savent tout »
Fœtus, Waterman et la quinzaine d’autres rédacteurs de Takriz ont donc été très prudents. Ils changent souvent de fournisseurs d’accès et le serveur du site est hébergé aux ...tats-Unis, donc insaisissable. Jusqu’à présent, aucun membre de l’équipe n’a été identifié par les autorités. Mais tous vivent dans la terreur d’avoir laissé inopinément sur le Web une trace qui les désigne : « Je suis sûr qu’ils savent tout », s’inquiète Don Quichotte, ingénieur de 23 ans, qui vit actuellement hors des frontières tunisiennes et craint de rentrer au pays. « Certains n’ont pas résisté à la peur et ont quitté Takriz », raconte Menteur. Mais la rédaction continue, vaille que vaille, à se réunir sur des réseaux IRC (le chat) sécurisés et à faire parler librement ses lecteurs sur ses « phorums ». Grâce à la bonne compétence technique et informatique des fondateurs, l’Internet leur permet d’outrepasser tranquillement l’interdiction de fait du droit de se réunir. Jusqu’à quand ? « Je ne sais toujours pas ce qu’on risque si un jour on est découverts. Je ne veux pas y penser », confie Waterman.
Car l’équipe porte quotidiennement le poids de son anonymat. En Tunisie, où à chaque coin de rue, dans chaque couloir d’université, dans chaque café, peut veiller une taupe qui écoute pour le régime, il est hors de question de clamer à la cantonade qu’on écrit dans Takriz. Les parents et les amis des rédacteurs eux-mêmes l’ignorent. « S’ils le savaient, ils essayeraient de me dissuader de continuer, par peur des représailles », assure Waterman. Du coup, le voilà, lui comme les autres, endossant l’habit du vengeur masqué, pas toujours évident à porter : « J’ai une drôle de sensation quand j’entends mes amis parler de Takriz en ma présence. Je me sens fier de ce que j’ai réalisé. »
La plupart des gens qui composent l’équipe ne se sont jamais physiquement rencontrés. Ils ne se connaissent que par l’IRC et ignorent les prénoms de leurs confrères. Mais ce secret les soude. « Je connais les rédacteurs de Takriz mieux que leurs propres copains », sourit Menteur. Et tous savent que la situation est vivable, car il est une étape que le webzine n’a pas encore franchie : celle de la critique politique frontale. Certains voudraient écrire que Ben Ali est un autocrate odieux et incapable, mais la plupart freinent des quatre fers. Et pas seulement par peur : « Je ne veux pas que nous soyons vus comme des ennemis du pouvoir, soutient Fœtus, mais plutôt comme des militants de la liberté d’expression. » Il n’est pas certain que le pouvoir de Carthage soit très sensible à la nuance.
(1) Lire l’excellent Notre ami Ben Ali, de N. Beau
et J.-P. Tuquoi, éd. La Découverte, 1999