En apparence, c’est l’internaute
qui mène le jeu. Mais dans tous les secteurs, les seigneurs du Réseau agissent dans l’ombre. Les géants du contenu, comme AOL-Time Warner, rêvent d’enfermer les utilisateurs dans leurs portails. Mais ils ne sont rien sans les dealers de bande passante, propriétaires des backbones,
ces métacâbles par lesquels transitent les données. Et les politiques ? Ils se retrouvent
au sein de l’Icann, esquisse de « gouvernement du Net ».
On cherche et l’on cherche encore... Qui dirige Internet ? L’esprit humain, c’est bien connu, a horreur du vide : comment concevoir qu’un réseau de plus de 300 millions d’utilisateurs puisse perdurer sans Dieu ni maître ? En apparence, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Le véritable patron du Réseau, c’est l’internaute, élevé à la puissance 300 millions. C’est évidemment lui qui choisit de faire le succès de tel ou tel site. Lui encore qui fait bouger les lois, invente les règles de demain. Toujours lui (et certainement pas un organisme ou un gouvernement) qui définit les principaux standards du Net. Le triomphe de RealVideo, de PDF, du MP3 et de Napster, c’était moi, vous ; nous quoi.
Vous doutez quelque peu de cette vision idyllique, ressassée à longueur de traités de cyberculture et de business plans ? Vous n’avez pas tort. Car, comme l’affirmait Picasso, « il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous le tableau ». Et, dans le cas du Réseau des réseaux, les couches de peinture sont multiples. Il n’existe pas d’unique souverain du Net, plutôt de nombreux seigneurs et baronnets. Tous les secteurs sont concernés. Prenez l’économie : le jeu des fusions-acquisitions a fait naître des monstres numériques, tel AOL-Time Warner, qui projettent de nous enfermer dans leurs filets. De véritables pays virtuels où l’on vous amène tout sur un portail : une connexion rapide et à bas tarif, des infos, des films, de la musique, disponibles sur votre mobile ou sur votre frigo (lire la fiction de Solveig Godeluck et Walter Bouvais page 44). Mais les princes du contenu ne sont rien sans les rois des tuyaux : propriétaires des backbones (l’épine dorsale du Net), les grands intendants de la tuyauterie du Web, maîtrisent la bande passante. Résumons : AOL ne peut rien sans WorldCom. Et nous ne pouvons (pratiquement) rien sans eux.
Les gouvernements tentent, eux aussi, de conserver une parcelle de pouvoir sur nos cyberagissements. À grands renforts de rustines législatives et d’adaptations réglementaires, ils s’agitent et gesticulent mais le reconnaissent bien volontiers : le Réseau se corégulera au niveau international. Quelle sera, alors, la structure qui permettra ce type de d’échanges ? Au sein de quel « gouvernement du Net » les nations coopéreront-elles ? Sous ses airs de ne pas y toucher, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) semble la mieux placée (lire l’article d’Edgar Pansu page 54). Elle maîtrise la seule ressource rare du Web : les noms de domaine. Ce pouvoir est immense. L’Icann vous interdit par exemple de localiser votre page perso en « votrenom.fr » (si pratique pour que vos potes anglais puissent vous localiser) ou en « votrenom.plombier » (encore mieux si vous êtes artisant). Elle a décidé que c’était in-ter-dit. Et elle dira bientôt qui aura le droit d’utiliser les nouvelles extensions de noms de domaine (« .news », « .business » ou « .union »).
Pour asseoir son pouvoir, elle dispose d’un allié de poids : derrière l’Icann se profilent les ...tats-Unis, qui ont fondé cette institution et tirent les ficelles... Alors est-ce l’Oncle Sam qui, à grand renfort d’entreprise clés, d’expériences pionnières, de mesures réglementaires et d’entrisme culturel, dirigera demain le Net ? C’est à nous, aux 300 millions, de faire mentir une aussi sombre prédiction.