Volontiers provocateur, Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi Universal dévoile, pour Transfert, ses ambitions et sa vision de l’Internet.
6- L’ère des patrons SDF
En termes d’investissements personnels, vous avez un parcours d’ingénieur et de fonctionnaire : ENA, Polytechnique, puis le cabinet Balladur. Au final, vous avez pris des gros risques de carrière, mais aucun de vos choix n’a impliqué un risque financier. Alors que les entrepreneurs prennent des risques énormes lorsqu’ils créent leur propre boîte...
Oui. Euh... Il est vrai aussi que l’argent n’est pas ma première motivation. Sinon, je serais resté tranquillement chez Lazard Frères.
On ne parle pas de motivation, mais du risque de tout perdre, de se retrouver dehors, à la rue, au chômage.
Moi, en tous cas, je considère que je peux perdre ma fonction demain matin.
Vous ne serez pas à la rue !
Je ne sais pas, je ferais quelque chose de totalement différent. Si j’ai refusé qu’à mon poste de patron, de président, soit lié un golden parachute, c’est aussi pour ça. Je ne cherche pas le beurre et l’argent du beurre, la sécurité des indemnités. Là aussi, ce n’est pas exactement le profil classique de mes homologues.
Reconnaissez qu’il y a une différence entre vous, entrepreneur dans une structure, et les net-entrepreneurs...
Oui. Vous ne ressentez pas la responsabilité personnelle de la même manière, mais elle existe. Quand j’impose au groupe les changements provoqués depuis des années, je n’oublie pas, même si ce n’est pas mon fric, qu’il y a 250 000 salariés derrière. Si je fais une connerie, ma responsabilité, c’est leurs jobs qu’ils pourraient perdre.
7- Paternalisme informatique
Vous avez lancé un plan pour vendre des ordinateurs à vos salariés à deux euros par mois...
Netgénération ! Ouais. Trois euros par mois.
Quel est le but exact ? Sensibiliser les salariés au fait qu’Internet existe ? En même temps, c’est un peu du fordisme parce que vous leur vendez vos propres produits...
Une fois que les salariés sont sur Internet, ils vont où ils veulent.
Vous ne mettez pas de page d’accueil Vivendi...
Certes, il y a une page d’accueil... Mais objectivement, ce que ça me coûte est hors de proportion avec le bénéfice commercial indirect. Ce que me coûte une opération commerciale comme celle-là... À trois euros par mois, ça me revient pratiquement à 200 millions d’euros. C’est énormément d’argent. Vous pouvez chercher : on n’a pas calculé le bénéfice commercial indirect, mais vous vous apercevrez rapidement que c’est hors de proportion avec le coût pour l’entreprise. À cela s’ajoute un budget de formation. On consacre cette année 0,2 % de la masse salariale du groupe pour la formation internet de tous les salariés sans exception. Il ne s’agit pas d’un coût net pour prendre un surplus, c’est un coût d’arbitrage. On donne une priorité absolue à la formation sur Internet.
Pourquoi avez-vous décidé d’informatiser tous les salariés ?
On a d’abord un objectif simple qui peut paraître ringard, c’est la cohésion sociale. La règle du jeu, c’est d’équiper tout le monde, quel que soit le niveau de qualification, quel que soit le métier. Le ripper à l’arrière du camion qui ramasse vos ordures ménagères dans les rues, le matin, en bénéficie aussi. Je veux qu’on se dise : j’appartiens au groupe, j’en suis fier, et c’est mieux de travailler chez Vivendi Universal, parce que regardez la façon dont on nous traite, dont on fait attention à nous. Mon deuxième objectif est tout aussi simple. On ne peut pas dire, d’un côté, qu’on croit qu’Internet va modifier non seulement les entreprises, les marchés, les start-ups, mais aussi les règles de vie de tous les jours ; et, de l’autre côté, ne pas s’appliquer ce questionnement à soi-même. Notamment, il va bien falloir qu’on se préoccupe un peu plus de la fracture numérique. Demain, ceux qui ne seront pas capables de maîtriser cet outil auront plus de mal à garder un job, s’ils sont déjà dans la vie active, ou à en trouver un s’ils n’y sont pas encore. Troisième objectif : à partir du moment où c’est un axe stratégique fort du groupe, je n’ai pas envie de me trouver devant des salariés qui me disent : vous savez, Internet c’est vachement bien pour mes enfants, mais c’est trop compliqué pour moi. Il faut qu’on arrive collectivement - moi, je le fais à l’échelle qui est la mienne, qui est l’entreprise dont j’ai la charge - à régler les problèmes de conflits de génération à l’envers...
Est-ce que ce n’est pas aussi une manière de faire prendre en charge la formation par les enfants ? Les enfants montrent à leurs parents...
Oui. C’est vrai.
Mais l’idée que ça pourra aussi générer des pages vues sur votre site n’a jamais été présente dans votre esprit ?
Non, mais attendez... Il faut être lucide et honnête : oui, ça générera des pages vues. Oui, ça va améliorer un peu nos statistiques. Oui, ça procurera quelques recettes complémentaires. Mais pas à la hauteur de l’enjeu culturel et financier qui est derrière. Pas à la hauteur de l’enjeu social et financier.
8- Plus à gauche que le Net : J6M
Dans votre livre, vous dites qu’Internet est de gauche.
Ouais. Sur la base des classifications traditionnelles. J’ai voulu le faire par provocation. Je trouve que la provocation est une bonne manière de faire avancer les choses, et de donner un coup de pied dans la fourmilière. Il n’y a rien qui ne m’agace plus que quand on me met une étiquette. Je trouve ça insupportable.
C’est pour ça que vous en mettez une sur Internet ?
C’est surtout pour ça que je n’aurais jamais pu faire de la politique. Quand je dis que l’Internet est de gauche - j’aurais pu dire d’extrême-gauche -, ça veut dire qu’il ne faut pas sous-estimer l’aspect révolutionnaire d’Internet. Les discussions sur la valeur des sociétés internet, sur le Nasdaq, ne rendent que très mal compte de cet aspect. Et s’il y a une valeur qui a souvent été identifiée comme une valeur de gauche - mais j’aurais aussi bien pu dire que l’Internet est républicain - c’est cette notion d’égalité des chances, d’égalité dans l’accès à la connaissance, qu’on retrouve sur l’Internet. Historiquement, dans le pays, c’était une idée plus portée par les mouvements de gauche que par les mouvements de droite. En écrivant ça, j’ai volontairement fait un peu de provoc’.
Vous parlez de quelques contacts avec Jospin, Chirac. Vous décernez même une sorte de satisfecit à Jospin, qui vous a bien écouté.
Attendez. Je trouve que chez un homme politique, la capacité d’écoute est une vraie qualité. Bon. Et c’est vrai que j’ai senti chez Jospin une qualité d’écoute que je n’ai pas trouvée chez tous les Premiers ministres qui l’ont précédé. Vous connaissez le problème qui s’est posé quand on a lancé l’opération Netgénération. L’ordinateur que nous fournissons aux salariés n’est pas un outil professionnel, il est installé au domicile, etc. Le fisc a considéré que c’était un avantage en nature. Donc, j’ai écrit à Jospin et à Chirac en leur disant : vous ne pouvez pas, d’un côté, tenir un discours sur la société de l’information et, de l’autre côté, quand une entreprise prend une initiative majeure, aller piquer, dans la poche des salariés, l’argent que l’entreprise dépense. Et puis, comme vous le savez, un amendement a été déposé - c’est pour ça qu’on a reporté notre opération en janvier. Il vise à exonérer du risque de la taxation au titre d’avantage en nature ce type d’opértion. L’élément positif, pour moi, c’est que cet « amendement Vivendi » a été voté à l’unanimité à l’Assemblée et au Sénat.
Les 17 parlementaires présents ?
Oui. Des représentants des différents courants politiques. Il n’y a pas un parti, un député, un sénateur qui, pour des raisons politiciennes, a osé voter contre cet amendement. Il ne faut pas totalement désespérer du monde politique ! [riant]