Depuis septembre, Komplex Kapharnaüm arpente les villes de France et recueille les paroles de leurs habitants. Un spectacle urbain, en son et en image, projetté sur les façades des immeubles.
Le bus déglingué a entamé sa lente ballade. Sous la pluie et sous la lune. Sur le toit du véhicule, un homme tient un haut-parleur, interpelle les curieux, les attire à lui. Derrière le bus, deux autres personnes brandissent des vidéo projecteurs, balançant des images sur les murs. Quelles images ? Des gens du coin qui parlent et se répondent. Les femmes racontent ce qu’elles aimeraient dire aux hommes. Les hommes aux femmes, les vieux aux jeunes. Et vice-versa. Le public est menu, une dizaine de personnes seulement ont suivi le bus : il faisait vraiment froid, ce soir-là de décembre. À Belfort, le collectif Komplex Kapharnaüm présentait Square, sa dernière création. En mai prochain, le bus de cette dizaine d’artistes, originaires de Villeurbanne, se baladera du côté de Béthune, en périphérie de la ville, dans le quartier de Montliébaut. Avec toujours le même principe : recueillir en vidéo les mots des habitants d’un quartier et les faire circuler sous forme de spectacle audiovisuel itinérant, en projetant leurs images sur les façades des immeubles.
Square a débuté sur trois lieux : Bagnolet et Mantes-la-Jolie en Ile-de-France, le XIIIe arrondissement parisien. À chaque fois, le même cheminement. D’abord, un travail en amont avec les structures locales. Quatre membres du collectif passent quelques jours en repérage et présentent le projet aux associations et institutions de l’endroit. « C’est un premier contact important. Pour se faire accepter, mais aussi pour comprendre le quartier et ses particularités, sociales comme géographiques », raconte Pierre Duforeau, le Monsieur Vidéo du projet.
Après le temps de l’approche, commence l’enregistrement vidéo des habitants, de leurs voix et de leurs corps. Cette phase-là est couplée de très près au spectacle proprement dit. Les images ramassées durant la journée sont montées dans la foulée et diffusées le soir même. Pas de médiatisation classique : ce qui compte, c’est le bouche-à-oreille. Que la rumeur enfle et que Jeanne se mette au balcon pour apercevoir le cousin de la voisine qui va passer à la « télé ». « Nous voulons vraiment générer notre propre événement, sans avoir besoin d’être soutenus par une institution ou d’être programmés dans un festival. Que ceux qui ne vont jamais dans les festivals ou au théâtre sortent et viennent voir », explique Stéphane Bonnard. Grand, les cheveux courts, il est l’un des cofondateurs et le scénariste du Komplex.
Un message aux femmes
Sur des thèmes larges, avec les questions les plus ouvertes possibles, le collectif fait parler les gens. Créant ce qu’ils appellent des collections, des séries de « bonjour », de « comment ça va ? », de message aux femmes ou aux vieux. Autre (jolie) constante de leur spectacle : le « parcours parlé ». « Ça part souvent d’une rencontre particulièrement forte. On demande alors à la personne de nous faire visiter son quartier en nous le racontant. » À Belfort, un aveugle racontait ses rues. Il prenait pour repères les odeurs et les sons.
Selon les endroits et les rencontres, des images différentes naissent. À Belfort, le Komplex a eu l’autorisation de venir filmer en prison. « On n’a pas demandé aux détenus de nous raconter leur histoire. Ni pourquoi ils étaient là. On leur a demandé, comme aux autres hommes, quel message ils voulaient faire passer aux femmes », précise Christophe. Lui a été, pendant trois ans, travailleur social. Avec Stéphane, il est l’un des porteurs des vidéo projecteurs. Un boulot de comédien. Pendant la déambulation, les deux garçons ne marchent pas, ils dansent. Au rythme des sons, ils croisent les images qu’ils projettent, selon une chorégraphie travaillée. Des pas qui ne s’improvisent pas seulement, mais se répètent.
Régulièrement, le collectif se pose en base arrière à Villeurbanne. Pour chercher, pour s’interroger sur la diffusion des images, sur le sens qu’elles prennent quand on les projette sur un support particulier. Sur la manière d’évoluer dans la rue, de se positionner comme acteur d’un spectacle urbain. « Nous avons besoin de ces moments pour parfaire notre jeu et progresser dans notre recherche », précise Pierre. Le travail du Komplex joue sur deux registres : la création d’un objet artistique et l’originalité du matériau fourni par des gens ordinaires, de la rue. « Attention, prévient Stéphane. On ne prétend pas réaliser un docu sur un quartier. On ne fait pas du social, non plus. Il s’agit vraiment d’un travail créatif. » Pas simple. Depuis les débuts de Square, la démarche du collectif a évolué. « Le fait qu’on vienne s’impliquer dans un quartier avec des gens, qu’on enregistre leurs dires, qu’on projette leurs images sur leurs façades, tout ça n’est pas neutre, remarque Pierre. Il est impossible d’occulter l’aspect social. »
Leur travail à Mantes la Jolie, en septembre dernier, est symptomatique de ce dilemme. Ils se sont installés pendant dix jours au Val Fourré, ce quartier sorti de l’anonymat après les émeutes de 1995. Pour le collectif, l’expérience la plus marquante. La moins évidente, aussi. Les yeux brillants, Stéphane se souvient : « On y est allé doucement. Il y a eu une telle stigmatisation de l’endroit qu’on ne pouvait pas débarquer comme ça, avec nos caméras. On y a d’abord passé une semaine, sans rien, les mains dans les poches. En repérage, en intégration... À un moment il y a eu un déclic, on a pu commencer. » Au Val-Fourré, le « parcours parlé » a pris une consonance particulière. Le tour du quartier s’est fait par les tags, jalons de l’histoire locale : le premier avait été tracé juste après la mort d’un des gamins de la cité. Stéphane poursuit : « On posait aussi cette question aux gamins : quel animal vous représente le mieux ? Les gars nous répondaient invariablement : le caïman, le guépard... Ensuite, on les prenait à part, individuellement, et on leur demandait quel message ils aimeraient faire passer aux femmes. Là, on avait droit aux silences gênés et aux bafouillements. »
En mai, Komplex Kapharnaüm sera en banlieue de Béthune. « C’est un coin particulier, note Pierre. L’habitat y est très diversifié. Pour nous, c’est à la fois intéressant et plus difficile, car ça complique la diffusion de l’image. » Ici, se mélangent des barres HLM, des tours moyennes et des rangées de petites maisons en briques rouges. Après quelques jours dans le quartier, les gens du Komplex commencent déjà à imaginer leur parcours. Ils échafaudent de premiers scénarios. Il y a ces mineurs, par exemple, avec lesquels ils aimeraient travailler. « Notamment sur la mémoire de cette région, sur l’histoire vécue, ce serait vraiment bien », souffle Stéphane. Ils naviguent à vue, avec leurs curiosités et leurs doutes. « La principale crainte, c’est de déraper vers le bien-pensant, explique Pierre. C’est vrai qu’avec nos questions simples, on a emmagasiné des tiroirs de bonnes pensées. »
Coins improbables
Au départ, utopiques et idéalistes, ils rêvaient de grands débats sur la place publique. Pierre souligne : « À Poitiers, où Square a commencé à germer, on avait même organisé un plateau-discussion à propos de l’école, avec toutes les caricatures indispensables. C’était terrifiant. Pas du tout ce qu’on voulait. À ce moment-là, on s’est rendu compte que la prise de parole polémique est toujours réservée à une catégorie. Quoi qu’on fasse... » Leur envie, diamétralement opposée, est d’aller à la rencontre des autres. De chercher ceux qu’on n’entend jamais, et de les chercher parfois dans des coins improbables. De faire parler leurs bouches, leurs corps, leurs silences. « Et pour ça, on ne va pas leur mettre un micro sous la gueule en les mitraillant de questions. »
Les dates :
Les 16, 17, 18 et 20 mai à Béthune, du 21 au 23 juin à Rouen et le 1er juillet à Lyon.