Les majors du disque ne peuvent plus nier que le téléchargement de fichiers musicaux bouleverse la filière industrielle. Elles doivent tester de nouvelles recettes économiques, selon Interview de Nick Kaddick, PDG de S3.
Nick Caddick, responsable marketing de Rio Digital EuropeSolveig Godeluck |
Lundi 3 juillet, Nick Kaddick, le PDG de S3, présentait les nouveaux Rio à l’hôtel Crillon, à Paris. Le dandy tout de noir vêtu, tignasse grise et confidences bien calculées, a égratigné les distributeurs "archaïques" de l’industrie musicale, en se balançant sur ses jambes d’échassier. Dix millions d’utilisateurs pour Napster en dix mois, 57 % des étudiants américains qui s’en servent au moins une fois par semaine... et un marché mondial de la musique qui pourrait bondir d’une quarantaine de milliards de dollars de ventes en 1999 à une centaine de milliards. Grâce aux nouvelles technologies. Avec cela, les ventes de baladeurs MP3, qui ont atteint 1,5 million d’exemplaires en 1999, devraient doubler.
Les majors de l’industrie musicale ont-elles enfin pris le train en marche de la musique en ligne ?
Elles s’engagent toutes sur cette voie. Á quelle vitesse, c’est la question. Les majors veulent d’abord que la Secure Digital Music Initiative (groupement d’acteurs de l’industrie musicale traditionnelle alliés à des sociétés informatiques, aux ...tats-Unis, NDLR) publient leur format de fichier musical sécurisé. Elles pensent que cette solution qui ouvrira la porte d’Internet, mais c’est faire preuve de courte vue. Le marché, la demande des consommateurs, sont déjà là. La seule chose dont on aurait vraiment besoin, c’est de rassembler ses forces et de se lancer, afin d’embrasser ce nouveau média le plus vite possible. Si les majors ne le font pas maintenant, elles seront prises de vitesse. Je ne parle pas de Gnutella, qui n’est pas très évolué, mais d’autres modèles économiques encore meilleurs vont se mettre en place.
Que devraient faire les majors pour ne pas rater cette révolution ?
Elles doivent s’engager activement. Je ne dis pas cela pour encourager la musique gratuite sur le Net, avec des artistes qui ne seront jamais payés. La seule chose que je regrette, c’est que EMI, par exemple, lorsqu’elle vend des fichiers musicaux en ligne, les facture 3,95 dollars pour un seul morceau. C’est fou ! C’est le même prix que sur un CD ! Alors qu’avec Internet, on économise les frais de distribution. Il faudrait répercuter cette différence : 50 cents pour un morceau, cela me semble raisonnable. Ensuite, les majors devraient réaliser que la moitié du processus d’achat de musique consiste à "naviguer" entre les titres disponibles, afin de faire son choix. On n’a pas toujours besoin d’acheter quand on rentre dans une boutique ou sur un site : on a besoin d’avoir accès. Les nouveaux modèles de distribution prendront en compte cette donnée.
Serait-il envisageable de substituer à une économie fondée sur la vente de disques une économie du spectacle vivant, où les performances en concert feraient vivre l’industrie, tandis que la musique en ligne, gratuite ou presque, ferait connaître l’auteur ?
Ça ne marcherait pas pour tout le monde. Parce que les tournées coûtent cher et rapportent peu. Ce serait rentable pour un groupe comme Metallica, qui dispose déjà d’une grande audience. Même s’ils font des pertes lors des concerts, ils se rattrapent sur les ventes de produits dérivés, des tasses aux tee-shirts.
Mais alors, Metallica n’a rien compris en s’énervant contre les 300 000 usagers de Napster qui ont téléchargé ses morceaux ?
Pour certains auteurs, comme le rappeur Chuck D, le téléchargement gratuit de fichiers musicaux va de soi. Il dit lui-même : "je viens de la rue, je veux que tout le monde puisse entendre ma musique." Pour Metallica, la question ne se posait pas de la même façon. Le groupe se devait d’intenter un procès à Napster, parce qu’il n’y a pas de raison que les artistes soient lésés. L’affaire Napster-Metallica met surtout en lumière la mauvaise gestion de l’industrie musicale : si elle avait embrassé les nouvelles technologies plus tôt, on n’en serait pas là. Les artistes ne seraient pas volés. Surtout, le consommateur s’en tirerait mieux. C’est lui le grand perdant. Dans le système de distribution actuel, les différences de prix sont énormes. Comment justifier le fait qu’un titre coûte 10 dollars aux ...tats-Unis, 10 pence en Grande-Bretagne, et 10 francs en France ?
Quels modèles économiques alternatifs proposeriez-vous pour vendre de la musique à l’heure du Net ?
Il pourrait y avoir une entreprise de type Napster, qui distribue son contenu sur un catalogue fermé, grâce à un logiciel de partage de fichiers. On pourrait aussi utiliser un logiciel comme Gnutella, mais amélioré. Je vois bien un géant comme Vivendi commercialiser son logiciel fait maison afin de télécharger des fichiers sur le Web. Il donnerait la préférence à son catalogue, son contenu propriétaire. Ce serait un modèle d’abonnement, mais non exclusif : on pourrait télécharger les morceaux distribués par la concurrence. Parce qu’Internet ne fonctionne pas comme la télévision sur le câble. Ce n’est pas un média exclusif.
Un autre modèle économique consisterait à payer pour écouter. Le "pay per track" peut prendre un aspect très évolué sur Internet, avec les technologies de gestion des droits comme la solution d’Intertrust. On vous autorise à télécharger un fichier que vous pourrez écouter une fois, deux fois, trois fois... Un code informatique vous empêche de consommer plus que ce que vous avez payé.
Sinon, il y a le modèle du marketing. Je suis autorisé à télécharger un fichier musical et à le faire circuler gratuitement parmi mes amis. En échange, un logiciel espion remonte des informations individuelles sur chaque nouvel auditeur.
La musique gratuite va-t-elle survivre sur Internet, ou bien les micro-paiements vont-ils mettre fin à ce "désordre" ?
La musique gratuite ne disparaîtra pas. Les micro-paiements vont se développer, mais seulement si l’on peut les intégrer à la facture d’électricité ou de téléphone. De plus, une nuée de firmes musicales ne vont pas se mettre d’un coup aux micro-paiements... Et puis, qui va gérer les micro-paiements ? Pour les compagnies de carte bancaire comme Visa ou Mastercard, c’est beaucoup trop cher. Au lieu d’opérer des transactions sur 50 dollars, elles devraient s’embêter avec des factures de 2 dollars...
Finalement, si les majors tardent trop à vendre en ligne, pourraient-elles disparaître ?
Les majors vont se maintenir, car elles possèdent un énorme catalogue. Mais si elles tergiversent trop, elles manqueront une occasion de faire rebondir le marché de la musique, qui est en chute libre depuis plusieurs années. Il a perdu 5 % aux ...tats-Unis et au Royaume-Uni l’année dernière, et 8 % en France. Il faut un nouveau stimulus pour le relancer. Cela pourrait être Internet. Les conditions technologiques sont le haut débit, la disponibilité des fichiers musicaux, l’accès à Internet pour le plus grand nombre, et la convivialité, avec d’autres appareils que des PC pour se connecter. Toutefois, la vente en ligne de fichiers musicaux demeurera faible en pourcentage : moins de 10 % des ventes totales. Et ce pourcentage dépendra encore des prix fixés par les majors.