La société deCODE a obtenu le droit d’exploiter l’héritage génétique des 282 000 Islandais. Indignées, des associations ont décidé de contre-attaquer.
Cette histoire-là ne se passe ni en Papouasie, ni dans les îles Salomon. Elle se déroule tout près de chez nous, en Europe, au nord du continent : en Islande. Un jour de 1995, Kari Stefansson, un neurologue islandais connu et admiré de tous, a l’idée d’étudier l’héritage génétique de son peuple, dont l’homogénéité constitue un fantastique intérêt scientifique. Pour monter son projet, le savant formé à Harvard revient au pays en 1996. Il monte alors une start-up : deCODE. En février 1998, bingo : il vend, au groupe pharmaceutique suisse Hoffman La Roche, le droit exclusif d’utiliser sa base de données ADN pour développer et commercialiser les médicaments et les méthodes de diagnostic, concernant douze maladies communes. Hoffman Laroche annonce qu’il livrera gratuitement tout nouveau médicament découvert aux Islandais. Conquis, le gouvernement vote, en décembre 1998, une loi autorisant la création de la plus grande base de données de recherche génétique du monde et donne le monopole de son exploitation, pour douze ans, à la société deCODE. L’entreprise se plait à rappeler que la création de la base de données a suscité le « consentement éclairé de toute la communauté islandaise »... Seul problème : cette belle idée de consensus général est fausse.
Dès le départ, plusieurs associations, quelques hommes, se sont élevés contre ce qu’ils considèrent comme une atteinte à la dignité humaine. Parmi eux, Mannvernd, l’association des Islandais pour l’éthique dans la science et la médecine, créée à l’automne 1998. Skuli Sigurdsson, l’un de ses membres, qui enseigne également l’épistémologie et la bioéthique à l’université d’Islande, à Reykjavik, fustige le principe de « consentement présumé, qui inclut, a priori, les données de toute la population, sauf les habitants qui remplissent un formulaire de refus ». Ils sont aujourd’hui 20 000 à l’avoir envoyé au gouvernement.
Lobbying musclé
Parmi ceux qui ont dit non, le prêtre Orn Bardur Jonsson est le seul représentant de l’...glise luthérienne d’Islande. Le 11 avril 1999, il a fait paraître une fable dans les pages culture du plus grand quotidien islandais. Son intervention a fait grand bruit. Dans cette parabole ironique, un homme d’affaires vendait une montagne sacrée d’Islande à des investisseurs étrangers, avec la bénédiction du gouvernement. Arrachée du sol pour être acheminée par bateau vers le continent, la Reine des Montagnes sombrait dans les abysses de l’Atlantique... Furieux du texte de Jonsson, le Premier ministre, David Oddsson, a obtenu que l’évêque d’Islande destitue le prêtre de son poste de secrétaire du comité d’organisation des festivités du millénaire de la chrétienté sur l’île. Réfugié en année sabbatique en Espagne, depuis l’hiver 2000, Jonsson est amer. « Les gens vénèrent la science. Tout est à vendre. Mais la fin justifie-t-elle les moyens ? »
Pour convaincre le gouvernement de lui accorder une licence exclusive sur la mine d’or génétique des Islandais, deCODE a mis en place un lobbying musclé que ses opposants dénoncent : c’est la société, elle-même, qui a écrit et faxé au gouvernement le projet de loi sur la base de données. Le pays a également été agité par les rumeurs de pots-de-vin versés aux partis représentés au Parlement. Toujours dans la même veine, deCODE a acheté un immeuble de bureaux à Hans Petersen, une société qui appartient à la famille de la femme du Premier ministre. Pour Petur Hauksson, le psychiatre président de Mannvernd, le problème est « la relation presque incestueuse qu’entretiennent Kari Stefansson et le Premier ministre, des amis qui se sont connus sur les bancs de l’école. » Témoin, selon l’association, le limogeage suspect, en août 1999, de membres du Comité de bioéthique qui s’étaient élevés contre le projet.
« Dans un petit pays comme le nôtre, deCODE pèse l’équivalent de 100 Microsoft. Cela ne suscite guère les dissidences », explique Hauksson. Outre leur passion pour la généalogie, les Islandais sont, en effet, réputés pour leur grande confiance dans le gouvernement et leur peu de considération pour la protection de la vie privée. De plus, Kari Stefansson a su flatter leur fierté nationale de peuple appelé à jouer un rôle unique pour l’avancée de la médecine. C’est de cette façon que deCODE a pu exister. C’est ainsi que le groupe suisse Hoffman La Roche s’est arrogé les résultats des recherches pour une durée de cinq ans. Le montant du pactole pour deCODE : jusqu’à 200 millions de dollars, dont une large partie est constituée de versements pour chaque découverte importante. « Ce n’est qu’en mars 200O que l’on a appris qu’Hoffman- La Roche était, avec 13 % des parts, le plus gros actionnaire de deCODE. La Roche contractait en fait avec lui-même », souligne Petur Hauksson, de Mannvernd. Kari Stefansson, le savant renommé, ne détient que 5 %. Six mille Islandais peuvent certes s’enorgueillir de posséder une parcelle de leur propre patrimoine génétique. Mais ces petit porteurs ont presque tous acheté leurs parts dans les semaines précédant l’introduction au Nasdaq en mars 2000, sur le marché gris de Reykjavik, entre 30 et 60 dollars l’action. Le 1er mars 2001, krach oblige, elle cotait à 8,5 dollars... Quant aux médicaments gratuits promis par Hoffman La Roche, Sigurdsson de Mannvernd les compare aux « perles de verroterie que les colonisateurs donnaient aux indigènes. Si Hoffman La Roche est si généreux, pourquoi ne distribuent-ils pas des paquets de leurs actions aux Islandais ? »
Pendant la polémique, les recherches continuent, sur une masse d’informations impressionnante : la base de données contient 30 000 échantillons d’ADN, ainsi que les filiations généalogiques de 650 000 personnes, les dossiers médicaux des 282 000 Islandais aujourd’hui en vie et ceux des morts depuis 1918. Entre mars 1999 et mars 2001, deCODE a reçu cinq versements financiers de Hoffman La Roche, notamment pour la « découverte » des gènes de l’ostéoarthrite, de la maladie d’Alzheimer, de l’attaque cardiaque et de la schizophrénie. Chez Hoffman La Roche, « on ne donne jamais de détails sur le montant des transactions ». Le groupe suisse, qui consacre 1,9 milliard de dollars chaque année à la recherche, se targue aussi de ne pas chercher, contrairement à ses concurrents, à déposer des brevets sur les gènes : « Une question de philosophie. » DeCODE, elle, avoue avoir déposé « tout un tas de demandes de brevets pour des découvertes génétiques ». Comprenez, les gènes associés à des maladies particulières. Ces recherches fructueuses ont été menées grâce aux hôpitaux et aux 150 médecins qui ont accepté de collaborer avec deCODE. Pourtant, Sigurbjörn Sveinsson, le président de la respectable Association médicale islandaise qui regroupe la quasi-totalité des 900 practiciens de l’île, s’est opposé, dès le départ, au projet deCODE, avec lequel il a rompu ses négociations en août 2000. « DeCODE vient de publier un sondage Gallup claironnant que 84 % des médecins collaboreraient à la base de données si la charte éthique de la World Medical Association était respectée. Mais celle-ci ne sera finalisée qu’en mai prochain et votée en octobre 2001. » Soutenu par la World Medical Association, Sveinsson dénonce, depuis des mois, la violation de la relation privilégiée établie entre le patient et son médecin, ainsi que les hôpitaux publics. Il appartient, aujourd’hui, à chaque médecin islandais de prendre parti. En février dernier, 150 d’entre eux promettaient de ne livrer à deCODE aucune information sur les enfants, les morts, les malades mentaux et toute personne incapable de donner un véritable consentement. Les autres, dont deCODE connaît les coordonnées, convainquent leurs patients de participer aux recherches en donnant leur consentement dans un formulaire écrit. Trente mille échantillons sanguins ont déjà ainsi été collectés.
Le pire est à venir
« Le problème, c’est que si le patient décide de revenir sur sa décision, l’échantillon est détruit mais les résultats sont conservés », rappelle Ragnar Adalsteinsson, avocat à la cour suprême d’Islande. Et le pire semble encore à venir. Le gouvernement a confirmé, en mars 2001, que la loi des biobanques prévoit que tous les échantillons prélevés par un médecin doivent être conservés dans une base de données. « Le patient peut spécifier, par écrit, son refus que ses tissus soient utilisés pour la recherche, mais si l’Autorité de protection des données et le Comité national de bioéthique le décident au nom de ‘‘l’intérêt commun’’, les échantillons peuvent tout de même être étudiés. » Au nom de Mannvernd, Adalsteinsson va attaquer le gouvernement islandais en justice, au printemps prochain, et tenter de prouver que la base de données de deCODE est anticonstitutionnelle. « Si les neuf juges de la Cour suprême d’Islande ne nous donnent pas raison, nous sommes prêts à porter l’affaire devant la Commission des droits de l’homme de l’Union européenne à Strasbourg et la Convention des droits politiques des Nations Unies. » Un drôle de revers pour une entreprise qui veut faire avancer la médecine moderne... « Pour ce qui est des médicaments pour le bienfait de l’humanité, poursuit Sveinsson, président de l’Icelandic Medical Association, on ne peut rien dire, deCODE n’ayant publié aucun article scientifique sur ses trouvailles. Le secret engendré par les intérêts commerciaux est regrettable. » En effet.