Gouvernement du Net - RAND : les hommes de l’ombre...
S’il y a un organisme américain qui mérite l’appellation de « think tank »,
c’est bien l’étonnante RAND Corporation. Dans l’ombre, ce groupe de réflexion façonne l’Amérique depuis la dernière guerre mondiale.
La RAND Corpora-tion cultive le secret et la discrétion. N’est-elle pas une émanation de la communauté américaine du renseignement ? Inutile, donc, de chercher auprès d’elle une réponse à la question suivante : quel est son véritable poids dans l’évolution des ...tats-Unis depuis un quart de siècle ? Quoi qu’il en soit, ce poids est loin d’être négligeable. La RAND planche aussi bien sur des sujets de société comme l’éducation, la santé publique, la science et la technologie, les relations internationales, que sur tout ce qui concerne la préservation de l’économie nationale ou la défense.
Internet, comme tous les réseaux essentiels (eau, électricité, finances) d’Oncle Sam, est intégré par la RAND depuis longtemps comme un centre d’intérêt et de réflexion. En août dernier, ses experts ont rendu public un rapport sur le futur des standards techniques d’Internet. À la demande du gouvernement, les consultants du « think tank » ont tenté de comprendre comment fonctionnait le processus qui permet de définir des standards techniques sur Internet, de vérifier si ce processus tenait encore la route dans un contexte de plus en plus influencé par une logique commerciale. Enfin, les auteurs se sont interrogés sur le rôle de l’...tat (américain, bien entendu) dans la définition de ces standards.
Un scénario catastrophe
Conclusions du rapport ? Le processus actuel est encore « fondamentalement sain », mais « la construction d’Internet et du World Wide Web reposent sur des standards technologiques qui sont bien plus vieux que la plupart des produits et systèmes qu’ils relient ». Méfiance, donc. L’avenir peut être sombre... La RAND précise que « le gouvernement n’a pas un rôle majeur à jouer », si ce n’est d’autoriser les chercheurs à utiliser des ressources publiques pour développer des standards et laisser le National Institute for Standards and Technology (NIST) intensifier ses actions classiques.
Alors qu’ailleurs dans le monde - même sans doute à la Maison Blanche - personne n’imaginait les risques liés à l’explosion du réseau Internet, la RAND a pondu en 1995 un scénario catastrophe étonnant : The Day After... In Cyberspace. Faisant appel à des réflexions traditionnelles dans le domaine du conflit nucléaire, The Day After... In Cyberspace décrit une situation de crise, l’Iraq embrasant le Moyen-Orient avec des forces conventionnelles, mais aussi, en utilisant comme armes l’information et les réseaux. La participation à cet exercice de survie dans un cyberespace transformé en outil de guerre réelle, a longtemps été un must. Les membres des services secrets en ont été les acteurs aussi bien que des salariés d’entreprises du secteur privé, comme Microsoft.
Ce scénario est sans doute l’un des plus aboutis même s’il reste loin de ce qui est réellement envisageable. Il décrit une situation de crise et demande aux participants de préparer trois mémos pour les responsables gouvernementaux au fil de l’avancement de la crise. Les participants ont également tiré des conclusions - après l’exercice - qui laissent penser que les ...tats-Unis sont vulnérables à une attaque informationnelle. Mais il faut se méfier, justement, de ce que la communauté du renseignement veut faire passer comme information. Car, plus le gouvernement se sent en état d’insécurité, plus il pousse au vote de budgets importants pour les services spéciaux. Dans le budget 2000, Bill Clinton a alloué 2 milliards de dollars pour la protection des réseaux informatiques essentiels américains. Une paille !
Martin C. Libicki : « La RAND se bat pour démontrer son indépendance »
(Martin C. Libicki est consultant pour la RAND)
Les nombreux groupes de réflexions américains, notamment la Rand Corporation, influent-ils sur l’évolution du Net ?
Les groupes de réflexion, les « think tanks », discutent avec les politiques, mais l’influence de ces derniers est, pour l’instant, plutôt modeste. Par exemple, l’un des thèmes importants concernant Internet - du point de vue américain - reste la protection de la vie privée. Ce n’est pas un sujet inventé par Washington ! Les nombreuses manières d’exploiter les données liées à la vie privée (comme les cookies) ont au contraire été inventées par de grandes entreprises.
Pensez-vous que les « think tanks » puissent jouer le rôle d’armes de lobbying pour le compte de sociétés privées ou de gouvernements ?
Je suis certain qu’il y a des groupes financés par des sociétés privées (ou sur un plan international, par des gouvernements) qui réalisent des argumentaires « indépendants » pour favoriser telle ou telle politique... Moins cyniquement, il y a des groupes dont les idées sont connues et on peut les ranger d’office dans telle ou telle catégorie. La RAND, je l’espère, n’en fait pas partie. En tant qu’institution, elle dépense beaucoup d’énergie pour démontrer son indépendance. De plus, elle est très hétérogène. Les points de vues y sont très variés. Prenez l’exemple de la guerre de l’information électronique ; il y a au moins cinq avis différents sur le sujet ici, à la RAND, et chacun des initiateurs de ces positions a publié à peu près le même nombre de fois... Ceux qui ont développé le scénario The Day After... In Cyberspace sont plutôt les requins dans ce domaine. Moi, je tente d’être la colombe. Et pourtant, malgré ça, nous cohabitons très bien au sein de la RAND...
Est-ce que la RAND continue d’organiser l’exercice The Day After... In Cyberspace ?
Oui, mais la plupart de ces exercices sont maintenant adaptés à des cas particuliers et des clients bien spécifiques Propos recueillis par A.C.