Spécialiste des questions sécuritaires, Alain Bauer prône
un usage parcimonieux de la vidéosurveillance. Les théories icônoclastes du Grand Maître du Grand Orient de France
font parfois bondir la gauche, sa famille politique
Son bureau ressemble à une cabine de bateau chamboulée par les flots. À ceci près
que les bouquins, dossiers, papiers, jetés aux quatre coins de la pièce tiennent
à peu près en pile. Ce n’est donc pas un navire, ce boyau vitré qui donne l’impression
vertigineuse qu’on va s’écraser sans filet, quatre étages plus bas, sur le marbre
du vaste hall d’accueil du bâtiment. « Fascinant, non ? Je n’arrive pas à partir,
je l’ai construit », énonce, d’une voix égale, Alain Bauer. Construit le CNIT
de Paris-La Défense, lui ? Oui, il y a contribué dans une autre vie. Quand il
n’était pas encore le Grand Maître du Grand Orient de France, l’obédience de gauche
des francs-maçons. Quand il n’était pas encore ce spécialiste des problèmes de
sécurité urbaine, pourvoyeur de diagnostics rémunérés pour villes en manque de
tranquillité. Quand il n’avait pas encore créé ABS (Alain Bauer Associates, en
toute simplicité), sa société.
En ce temps-là, Alain Bauer, 39 ans aujourd’hui, faisait un autre métier. Embauché
par le promoteur de la Défense, il était chargé des problèmes de « contrôle interne
». De l’Unef-ID, le syndicat étudiant creuset de la gauche non communiste, jusqu’au
mouvement des jeunes rocardiens (dont il fut l’un des cofondateurs), ce juriste
a, depuis son plus jeune âge, arpenté les coulisses de la politique. Jusqu’à se
lancer dans la problématique sécuritaire, dans la foulée d’une mystérieuse mission
qui l’amena à travailler aux ...tats-Unis au sein d’une entreprise spécialisée dans
la simulation nucléaire.
L’homme est paradoxal. La gauche, qui a bâti son discours sur les failles urbaines
autour de l’idée de prévention, a eu du mal à avaler les analyses de Bauer sur
la montée de la violence. Alarmistes ou réalistes, selon l’endroit d’où on les
entend. On lui reproche, de fait, une dérive droitière. Une tentative d’évangélisation
sur la nécessaire fermeté du traitement de la délinquance. Et surtout un fameux
livre (1), co-écrit avec Xavier Raufer, chercheur issu de l’extrême droite. Surveiller
et punir, prêche-t-il. Ne pas tolérer les glissements sémantiques qui ont amené
à rebaptiser « incivilités » certains actes de petite délinquance. Quand, enfin,
dans un autre ouvrage, co-écrit cette fois avec le secrétaire général du syndicat
des commissaires (2), il s’attaque à l’inanité de la gestion des effectifs policiers,
la coupe est pleine.
À la tête de ABS, entreprise de « sûreté urbaine », il propose donc aux élus,
aux bailleurs, aux collectivités locales, des études et des conseils en organisation
de la sécurité des villes. Il faut lui rendre justice du fait qu’il n’a jamais
considéré la vidéosurveillance comme une panacée en cette matière. Les 92 pages
de la revue de presse reliée (sa vie, son œuvre : 1996-2001) qu’il remet à ses
visiteurs en font foi... Interview.
À quoi sert la vidéo- surveillance urbaine ?
Ma position sur le sujet est : « C’est utile sur des objectifs précis, essentiellement
sur le domaine autoroutier, les parkings et les voies où circulent des transports
en commun. » En ville, ces dispositifs n’ont aucun sens ou alors rarement.
En général, c’est pour des raisons politiques que les maires les adoptent, pas
pour résoudre des problèmes de sûreté.
Vous en avez pourtant prescrit vous-même...
Sur la centaine de diagnostics urbains que j’ai réalisés, une dizaine seulement
préconisaient des caméras, essentiellement dans l’environnement des transports.
Comme dans le cadre du Contrat local de sécurité de Lille, pour le métro. Et pour
ce qui concerne l’établissement public de la Défense, par exemple, il y en avait
partout avant notre étude : on les a fait enlever...
A-t-on étudié l’impact des caméras sur les sites ?
Les Britanniques ont procédé à l’évaluation de ces dispositifs. Si la caméra est
reliée à un service d’intervention, cela marche. Les caméras ne descendent pas
toutes seules de leurs poteaux pour arrêter les voleurs avec leurs petits bras
! Les Anglais ont aussi observé que les dispositifs vidéo entraînaient un déplacement
de la délinquance. Les bandes se replient ailleurs, mais en plus petit nombre.
Il y a une déperdition du fait de la migration. La vidéosurveillance, c’est comme
le radium : ça peut donner le cancer ou ça peut guérir !
En France, la loi qui organise le contrôle par déclaration de ces équipements
est-elle respectée ?
Les commissions départementales de vidéosurveillance instaurées par la loi
de 1995-96 avaient jusqu’à la fin de l’année 1998 pour enregistrer les déclarations
des installations. On estime à 150 000 le nombre de systèmes installés dans des
lieux ouverts au public, mais seuls 40 000 ont été déclarés. Tous les autres sont
donc illégaux. Quant aux systèmes nouveaux, 10 % - sur environ 30 000 - ont fait
l’objet d’une déclaration.
Pourquoi continuent-ils de fonctionner ?
La véritable interrogation sur le sujet c’est : pourquoi l’...tat ne fait pas fermer
les installations illégales ? Les commanditaires encourent, faut-il le rappeler,
300 000 francs d’amende d’après la loi. La réponse est que l’...tat ne peut s’y
intéresser faute de moyens de contrôle dans les préfectures.... Or, la vidéosurveillance
constitue une atteinte aux libertés individuelles. La loi a fixé un cadre, il
faut s’y tenir.
Les diagnostics de sécurité, liés aux contrats locaux de sécurité (CLS), ont-ils
fait exploser la vidéo ?
Il n’y a pas de relation entre les contrats locaux de sécurité institués et la
vidéosurveillance. Si ça existe dans certaines villes, c’est que ça existait avant.
La plupart du temps, les entreprises qui prescrivent de la vidéo urbaine sont,
pour beaucoup, des vendeurs de caméras. Pour moi, cela pose un problème déontologique.
La tendance est-elle au « trop » ou au « trop peu » ?
On évalue à un million le nombre de caméras de vidéo- surveillance installées
en France, à partir des chiffres des vendeurs. Ces dispositifs peuvent être dangereux
: aujourd’hui, la tendance est à leur embarquement à bord des bus. Cela va faire
monter la violence. Les types mettront des cagoules ou organiseront des attaques
à l’extérieur du véhicule !
(1) Violences et insécurité urbaines, Que sais-je ?, PUF, 2000 (2) Les polices
en France, Que sais-je ?, PUF, 2001