Bourré de métaux lourds et de matières toxiques, l’ordinateur est une bombe à retardement écologique. Le recyclage a du mal
à s’imposer : trop complexe, il n’est pas encore rentable. Pour lutter contre cette pollution nouvelle génération, l’Europe commence à peine à prendre des mesures.
Un ordinateur ne pue pas la vieille huile de vidange, il fleure bon le nouveau millénaire. Pourtant un beau jour, même un i-Mac devient encombrant, obsolète, voire inesthétique. Bon pour la casse... Depuis le début des années 90, en Europe, la masse des déchets électriques et électroniques en fin de vie (les DEEE), destinés à s’entasser dans un terrain vague, croît trois fois plus vite que celle de n’importe quel autre type de déchet. Parmi les DEEE se retrouvent tous les avatars de la vie moderne : ordinateurs, imprimantes, camescopes, chaînes hi-fi, télécopieurs, téléphones cellulaires... Chaque Français produit en moyenne 25 kg de DEEE par an. Sur ces 25 kg, moins de deux kilos (8 %) sont collectés séparément dans les poubelles, principalement auprès des grandes entreprises ou dans le cadre d’initiatives pilotes locales. Le reste, tout le reste, est noyé dans le flot des épluchures de patates et des brosses à dents décaties. Quant au taux de recyclage, il est plus faible encore, « trop faible pour être évalué avec précision », reconnaît Sarah Martin, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). En Europe, il tournerait aux alentours de 2 %, estime cette spécialiste des DEEE.
Si seulement les déchets électroniques étaient propres et inoffensifs... Mais ce n’est pas le cas. Un ordinateur, c’est beaucoup de plomb, de cadmium et de plastiques polluants. Un bouillon de culture des plus indigestes, aussi peu réjouissant lorsqu’il est incinéré que quand il part en décharge. En Europe, 36 tonnes de mercure et 16 tonnes de cadmium sont rejetées chaque année dans l’atmosphère, à cause de l’incinération des déchets. Selon un rapport de l’Union européenne, les DEEE seraient responsables de l’essentiel de cette pollution. Pour les protéger des courts-circuits, les plastiques des ordinateurs sont traités avec des retardateurs de flamme à base de brome. Lorsqu’ils brûlent, ces plastiques peuvent entraîner la formation de composés chimiques mortels, répondant aux douces appellations de polybromodibenzofuranes ou polybromodibenzodioxines... Des dérivés aussi dangereux que leurs noms sont imprononçables.
Le stockage ou le broyage dans les déchetteries ne donnent guère de meilleurs résultats. Au fil des années, le plomb et le mercure sont peu à peu dissous par les eaux souterraines. Ces deux métaux peuvent être à l’origine de lésions nerveuses irréversibles. Quant aux tubes cathodiques, ils finissent par s’ouvrir sous l’action de la pluie et des variations de température. Ils laissent alors échapper leurs « terres rares », des luminophores qui transmettent la couleur sur l’écran. Inhalés, ces métaux lourds (cérium, yttrium...) sont eux aussi extrêmement toxiques.
Au sein de l’Union européenne, seuls la Suède et les Pays-Bas ont adopté des dispositifs pugnaces en matière de recyclage des DEEE en général et des ordinateurs en particulier (lire l’encadré ci-dessous). En 1997, le secrétaire d’...tat suédois à l’Environnement, Mans Lonnroth, déclarait : « La quantité de composés chimiques présents dans l’électronique est en totale inadéquation avec la maigreur de nos connaissances sur leurs effets environnementaux et biologiques. » En France, la loi est muette sur la question du recyclage et contradictoire sur celle du tri. La réglementation actuelle considère par exemple les télés et les moniteurs comme des « déchets banals », pour lesquels aucun traitement particulier n’est prévu. Mais dans le cas où l’écran est éclaté, il devient alors un « déchet industriel spécial » (DIS) destiné aux centres d’enfouissement et d’incinération spécialisés.
Le serial-pollueur
Dans la pratique, les DEEE ne sont pratiquement jamais triés séparément dans les poubelles des particuliers. Et quand ils le sont, c’est souvent de manière anarchique. Dans les 93 municipalités qui forment le syndicat intercommunal chargé des déchets ménagers de la région parisienne, le dispositif permettant de traiter les DEEE est théoriquement en place. Les poubelles bleues spéciales, réservées habituellement au papier et que l’on trouve normalement dans tous les immeubles, peuvent, en principe, contenir des déchets électroniques. Ces rebuts devraient ensuite partir vers l’usine de traitement spécialisée de Bonneil-sur-Marne (Val-de-Marne), chez Valdelec, une filiale d’EDF....
Le hic, comme en témoigne Jean-Pierre Caudart, le directeur général de Valdelec, c’est que « les DEEE des particuliers n’arrivent pas jusqu’à l’usine de traitement ». Pourquoi ? Sur les fameuses poubelles bleues, on peut lire : « Journaux et magazines exclusivement. » Qui songerait à y jeter un ordi ? Jean-Pierre Caudart temporise : « De toute façon, il serait aujourd’hui très imprudent d’inciter le public à trier ses déchets électroniques. Nous n’aurions pas les moyens de les traiter. » Selon une étude de la Fédération des industries électroniques, électriques et de communication (FIEEC), le gisement potentiel de DEEE était de 492 000 tonnes en 1999. Les deux usines de Valdelec, les plus importantes de France, ont une capacité maximale de 4 800 tonnes par an : moins d’1 % du total !
Le recyclage de l’électronique est encore une activité embryonnaire non seulement en France, mais dans le monde entier. « Ça n’a rien d’étonnant, note Alain Strebelle, sous-directeur des produits et des déchets au ministère de l’Environnement. L’informatisation est allée si vite que peu de gens ont pris le temps de considérer que ça risquait de créer de graves soucis écologiques. » Les sociétés françaises spécialisées dans le recyclage électronique se comptent sur les doigts de la main. Ce sont des naines à côté des complexes industriels du bois ou du papier. À l’instar de Valdelec, la plupart d’entre elles se contentent de démanteler les machines avant d’envoyer qui les cartes, qui les plastiques vers des usines de retraitement, en Suède ou en Allemagne. Celles qui recyclent les ordinateurs en bloc, Varay dans l’Hérault, ...cosynthèse dans le Puy-de-Dôme (lire p. 48) en sont au stade artisanal. « Ce sont plus des laboratoires qu’autre chose, juge Gérard Lefebvre, qui édite une revue professionnelle sur les moniteurs de PC. À défaut d’aide publique, ils resteront des laboratoires, parce que leur activité n’est tout simplement pas rentable. »
Démonter et dépolluer un PC est plus long, plus coûteux et bien plus complexe que de transformer du vieux papier en papier neuf. Les produits recyclés issus d’ordinateurs obsolètes ne se revendent pas assez cher pour faire des bénéfices substantiels. Jean-Pierre Caudart raconte : « Valdelec a été créée pour faire de l’insertion professionnelle, pas pour faire du profit. » Valdelec brûle les plastiques qu’elle traite : « Le plastique est une matière première trop banale pour que des industriels aient intérêt à nous acheter du plastique recyclé plutôt que du neuf, a priori plus fiable. Impossible de faire tourner une boîte avec ça », regrette Caudart.
L’acrobate-recycleur
Les marges sont si faibles que les recyleurs facturent la reprise des ordinateurs obsolètes autour de 1 500 francs la tonne. L’immense majorité des ordinateurs recyclés viennent des fabricants – en France : IBM, Apple, Hewlett Packard principalement. Pour des questions d’image, ils reprennent gratuitement leurs rebuts de production ou les vieilles machines à leurs clients professionnels. Cela ne représente qu’une fraction infime des ordinateurs qu’ils mettent sur le marché. L’...tat pourrait donner l’exemple mais, comme l’explique Jean-Yves Parisi, patron de l’usine de Varray, « quand nous allons démarcher les collectivités territoriales, elles nous répondent en général que ce que nous faisons est formidable, mais qu’elles préfèrent attendre qu’une loi soit votée. »
La tâche du recycleur est d’ailleurs loin d’être facile. « Les machines arrivent chez nous au petit bonheur la chance. Nous ne maîtrisons ni les flux, ni la rentabilité. Si au moins on nous vendait des stocks homogènes, notre activité serait un peu moins acrobatique », résume Jean-Pierre Caudart de Valdelec. Au sein d’une série d’un million d’appareils identiques, les plastiques utilisés lors de la fabrication peuvent différer d’une machine à l’autre, parce que le producteur aura changé plusieurs fois de fournisseurs en cours de route.
Le problème fondamental est donc en amont : il faut fabriquer des ordinateurs plus simples à retraiter pour que le recyclage devienne rentable. C’est dans cet esprit que l’Union européenne prépare, depuis 1997, deux projets de directives qui devraient être examinés en première lecture au mois de mars par le Parlement de Strasbourg. Les versions définitives sont attendues pour décembre 2001. La première directive fixe les objectifs de recyclage des DEEE et fait peser la responsabilité du coût de la collecte et du traitement sur les fabricants : le pollueur sera le payeur. La seconde impose aux producteurs de trouver des produits de remplacement au plomb, au mercure et au cadmium avant le 1er janvier 2008. Et c’est bien cela qui inquiète les constructeurs, IBM, Sony, Intel, Apple, Compaq... Pour une fois, tous les leaders mondiaux de l’industrie informatique se retrouvent autour d’un même objectif : faire un sort à ces deux textes d’une trentaine de pages au total, qui n’entreront pas en vigueur avant au moins 2005, mais qui risquent d’obliger l’industrie informatique à remettre à plat l’organisation de l’ensemble de sa production. La bataille a déjà commencé. Florian Ermacora le sait mieux que quiconque. Ce membre de la direction environnement de la Commission européenne participe depuis le début à l’élaboration des directives. « Les industriels exagèrent le coût du recyclage, raconte-t-il. Ils nous présentent des estimations dix fois supérieures à nos propres expertises. » Un autre membre de la direction environnement témoigne : « Même s’il n’est pas illégal, le lobbying est très pesant dans notre travail quotidien. Les représentants des diverses fédérations de producteurs assistent à 95 % de nos réunions de travail. Les ONG écologistes, elles, ne sont consultées que de façon marginale. »
Il y a le feu au Mac
Résultat : l’objectif de recyclage des ordinateurs est passé de 90 %, dans les premiers documents de travail de 1997, à 65 % dans le projet de directive qui va être soumis au Parlement. Et, pour les industriels, c’est encore trop. Pour le démontrer, Julien Ghez, directeur environnement d’IBM France, n’hésite pas à se rendre à Bruxelles, « chaque vendredi », en sa qualité de président de la commission environnement du syndicat français de l’industrie et des technologies de l’information. « Ce que demande l’Europe n’est pas réaliste, assène Julien Ghez. La question n’est pas de supprimer les soudures au plomb, la question est de trouver un moyen efficace de les retraiter ». Car pour remplacer le plomb, les industriels envisagent de mettre au point des soudures en alliage étain-argent, moins nocives mais un brin plus chères... Julien Ghez fait pression pour que le taux de recyclage redescende encore : « 50 ou 55 %, ça serait plus jouable pour nous. » L’idée de faire peser le financement du coût du recyclage sur les industriels ne lui plaît pas plus : « Il n’y aura pas d’autre solution que de faire payer les consommateurs. »
Outre-Atlantique, les géants de l’informatique ne sont pas moins énervés. Depuis deux ans, l’American Electronics Association (AEA), qui défend les intérêts des industriels américains, bombarde Bruxelles et Washington de ses doléances. Si les deux directives sont adoptées par l’Union européenne, l’AEA a déjà fait part de son intention d’ouvrir un contentieux auprès de l’Organisation mondiale du commerce. Comme pour les OGM ou les hormones de croissance. En 1999, d’après une étude nationale, 20 millions d’ordinateurs américains obsolètes ont été jetés, incinérés ou envoyés par cargo vers l’Asie. Ce n’est rien en comparaison de ce qui se prépare. La majorité de ces machines ont été fabriquées dans les années 80. La masse de déchets deviendra critique dans cinq ou six ans, lorsque les premiers ordinateurs de la génération Internet vont se retrouver dans les bennes à ordures. Un foyer américain sur deux possède déjà au moins une machine. En 1997, la durée de vie moyenne d’un PC était de six ans. Elle devrait passer à deux ans avant 2005. L’informatique a de l’avenir. La pollution aussi.