Et si les grands groupes commerciaux devenaient le modèle des artistes de la netgénération ? C’est le parti pris d’etoy, une association d’artistes germanophones et mystificateurs.
Deux pin up permanentées en tailleur rose bonbon distribuent des flyers. L’essentiel du show de l’association d’artistes etoy tient dans ces quatre jambes interminables. Dans cette scène de glamour international présentée au public médusé du festival autrichien Ars Electronica, en septembre dernier. « Les présentations sont souvent ennuyeuses, et les netartistes sont moutonniers. Avec nos top models, nous avons choisi un autre point de vue. » Le commentateur semble extrait d’une boîte de Lego, avec sa veste de chantier rigide, couleur orange voirie, son pantalon droit noir et sa cravate coincée près du cou. Il n’est pas très grand. Son visage poupin, longs cils, joues roses, évoque celui d’un enfant déguisé. Il est CEO (Chief Executive Officer, l’équivalent américain d’un PDG) et n’est pas là pour rigoler. Artiste en représentation permanente, Zai fait partie de la performance etoy. « Nous sommes critiqués parce que nous sommes médiatiques, constate-t-il d’une voix nasale, qui se veut martiale. C’est pourtant intéressant d’être sur la surface. Internet tout entier est à la surface. »
Cyberguerre mondiale
Depuis sa création en 1994 à Zurich, l’association etoy utilise le Net comme moyen et support de sa créativité artistique. Aux œuvres figées, les sept « agents » d’etoy préfèrent les mises en situation. Au collectif sans existence juridique, ils prétendent substituer une société commerciale (après enquête, ce n’est que de la poudre aux yeux : etoy. VENTURE, enregistrée dans le canton de Zurich, n’est qu’une association). Leur « .com » est un pied de nez au « .org » des alternatifs.
C’est aussi le détail qui les a fait connaître. Cette petite particule a eu l’heur d’irriter le géant eToys, un site de commerce électronique de jouets basé aux ...tats-Unis. Pour commencer, les dirigeants d’eToys ont proposé 100 000 dollars pour racheter l’association. Mais etoy a refusé de vendre sa marque, fabriquée grâce à un logiciel de génération automatique de mots. Etoys.com a déclaré la guerre à etoy.com et a gagné la première manche : en novembre 1999, la cour supérieure de Los Angeles a ordonné la fermeture du site des artistes. Etoy/artistes existait pourtant avant eToys/marchand ! L’underground du Net s’en est ému, bientôt suivi par les médias. L’état-major d’etoy/artistes s’était donné rendez-vous sur un nouveau site, toywar.com, d’où sont partis 1 400 petits soldats numériques à l’effigie des bonshommes en Lego. Ces derniers avaient pour mission de bombarder de mails les cibles ennemies. Et les internautes du monde entier ont pris parti pour David contre Goliath, boycottant eToys/marchand, bloquant les accès au site, pétitionnant à tout va. Certains sont allés jusqu’à proposer des commandos-pirates - mais etoy/artistes a décliné les offres, fort de son droit. À juste titre. Son rival dégringolait au Nasdaq. Il a dû jeter l’éponge. La paix a été conclue en février, avec 40 000 dollars de frais judiciaires pour le marchand de jouets.
À lui l’opprobre, à l’association etoy la gloire. Sans cette cyberguerre mondiale, le collectif dispersé entre Zürich, Berlin, San Diego, Manchester et Prague, entre autres, n’aurait jamais accédé à une telle célébrité. D’un coup, les sept crânes ras ont crevé l’écran (de l’ordinateur), en tenue de choc : blouson orange, lunettes de soleil, attaché-case, mine patibulaire. Et surtout, avec sur la manche l’indispensable barrette réservée aux logos des sponsors, de Sun Microsystems au supermarché suisse Migros.
Désinformation
et intimidation
C’est leur marque de fabrique. Ces agents devenus généraux le temps d’une guerre sont avant tout des businessmen, qui nouent des partenariats avec les entreprises et créent des événements médiatiques. Le premier projet d’etoy consiste donc à affirmer une « identité corporate ». Rien n’est laissé de côté. On peut se retrouver au restaurant à dîner avec Zai et une bande de copains ; il redeviendra CEO à chaque fois que la conversation roulera sur son « groupe ».
Et l’entourage ? Incuisinable. La communication est verrouillée de l’intérieur. Les collaborateurs demandent si vous avez « l’autorisation de Zai » pour les interroger. Et quand on met la main sur l’un d’eux, gare à la désinformation. Le collectif usurpe le pouvoir médiatique, quitte à affabuler. À les croire, les etoy-boys auraient été sélectionnés lors d’un camp d’entraînement physique et psychique, financé par une société japonaise inconnue qui ferait de la recherche dans les technologies numériques ! Enfin, Zai n’hésite pas à pratiquer l’intimidation. Dans un mail, il enjoint : « Si vous voulez conserver votre réputation de journaliste sérieuse, vous feriez mieux de ne pas vous brûler les doigts avec cette sale histoire. »
Mais revenons à nos entrepreneurs d’art. Il a fallu attendre 1996 et le « Digital Hijack », pour qu’etoy fasse son premier coup. Cette année-là, les artistes ont infiltré le Web en se servant d’un logiciel qui a miné la Toile de milliers de fausses pages, référencées avec les 2 400 mots clés les plus demandés sur les moteurs de recherche. Yahoo !, Altavista, HotBot & Co ont complètement perdu le Nord, laissant les internautes converger vers des « trappes » à surfeurs. Une façon de montrer que le Net n’est pas aussi neutre et indépendant qu’il y paraît, puisqu’on peut le manipuler à sa guise. La démonstration a valu aux artistes le prix Golden Nica 1996, décerné par le festival Ars Electronica de Linz.
Rebelote deux ans plus tard : etoy s’introduit en Bourse. Le premier lot d’actions est remis au chancelier autrichien Viktor Klima en personne. Ce n’est pas une vraie « IPO » (Initial Public Offering) au Nasdaq, mais sur le marché international de l’art. On paie toutefois en vrais dollars pour acheter les parts de ce qui devient alors une holding. Parmi les plus de 2 000 actionnaires, on retrouve l’activiste John Perry Barlow. Selon Hans Bernhard, l’un des fondateurs d’etoy, aujourd’hui créateur de la société de consulting ubermorgen.com : « L’introduction en Bourse d’etoy n’était pas vraiment une question d’argent. Puisqu’en réalité, nous n’avions pas de dividendes à verser. » En somme, c’était plutôt du mécénat des temps modernes.
« Quelle putain
de beauté »
Justement, c’est là que ça coince. Que signifie cette introduction en Bourse ? Selon Zai, les actions sont « l’expression d’une forme d’art total ». « On n’achète pas un objet, mais une valeur culturelle, argumente-t-il. La seule raison d’être d’etoy est de générer de la valeur culturelle. » Mais pour Hans Bernhard, c’est le commerce en lui-même qui est de l’art : « Microsoft, Amazon ou 3Com, c’est l’œuvre totale. C’est encore plus radical que Warhol ou Beuys, parce que c’est réel. On y voit de vrais gens, de vraies affaires juridiques, des problèmes de propriété intellectuelle, de l’argent... Quelle putain de beauté ! »
Business ou culture ? Les positions des sept piliers d’etoy divergeaient. Trois d’entre eux ont pris la tangente vers des projets d’entreprise, peu après l’introduction en Bourse. Mark et Dave sont entrés chez rosa.com, une webagency européenne. Hans a fondé le cabinet de consultants Übermorgen. Il s’est récemment illustré en rachetant Vote-auction, qui a fait scandale en mettant aux enchères les votes des Américains.
La version de Zai ? Il ne veut même plus entendre parler des fuyards. La rumeur d’une « affaire nauséabonde », d’un « divorce mouvementé » court sur le Web alternatif, sans aucune preuve. C’est Chris Truax, l’avocat californien payé par l’association, qui répond aux questions concernant le départ de Hans Bernhard : « Cet ex-employé n’a pas le droit d’utiliser le nom d’etoy. Nous ferons le nécessaire pour protéger la marque, et nous réfléchissons déjà aux démarches légales à engager. » Ce à quoi Hans Bernhard rétorque qu’il incarne une filiale de la nouvelle holding, et que toute cette histoire est une grande manipulation visant à rendre l’histoire d’etoy plus intéressante pour les journalistes : « Zai et moi travaillons en synergie. Nous avons gardé la même identité corporate, mais nous avons essaimé dans des activités différentes. Bientôt, les unités dispersées d’etoy joindront leurs efforts. » Ce ne serait pas une nouvelle performance, ça ?