Des médecins refusent de s’informatiser "pour ne pas violer le secret médical". Une douzaine d’entre eux, originaires de l’Aube, ont rejoint l’association Acis Vipi, créée en juin, qui lutte "pour la protection de la vie privée, de l’image, contre l’informatisation de la société, la carte Vitale, la vidéosurveillance et tout traçage de la vie privée". Ils craignent que les "feuilles de soin électroniques" ne soient exploitées commercialement, notamment par les assureurs ou les banques. Et dénoncent le manque d’anonymisation des données.
La CPAM (Caisse primaire d’assurance maladie) a sommé les praticiens locaux de se doter de leur carte de professionnel de santé (CPS) et du lecteur de carte Vitale. En effet, si les patients ont le droit de refuser l’informatisation de leurs données et la carte Vitale, les médecins sont tenus de proposer ce service.
Depuis plusieurs mois, un bras de fer s’est engagé entre la CPAM et les médecins de l’Aube. Saisi, le tribunal administratif s’est déclaré incompétent cet été, renvoyant vers le tribunal des affaires sanitaires et sociales (TASS), où les procédures sont lentes. Plusieurs médecins se sont finalement résignés à s’informatiser. Mais trois d’entre eux ont décidé de rentrer en résistance et de se faire déconventionner. C’est le cas du Docteur X, un psychiatre du département de Troyes qui souhaite rester anonyme, dont les consultations ne seront plus remboursées à partir du 1er octobre.
Pourquoi refusez-vous de vous informatiser ?
Doc. X : Ma peur la plus grande est que le dossier des patients atterrisse chez les assureurs. Aujourd’hui, les données que nous sommes tenus de télétransmettre contiennnent le numéro de sécurité sociale du patient - elles ne sont pas complètement anonymes - et le numéro de carte de professionnel de santé du médecin, avec sa spécialité. Ce n’est déjà pas anodin, car on peut savoir que monsieur Y a vu un cancérologue ou un psychiatre, dans mon cas.
Bientôt va arriver la carte Vitale 2, dont le déploiement est prévu pour les mois à venir. Les données contiendront alors le nom des maladies, sous forme d’un code, ainsi que le dossier de santé du patient, qui sera mémorisé sur la carte. On pourra savoir si monsieur X a eu une dépression, un cancer ou une bouffée d’ivresse dans sa jeunesse. Rien n’est prévu pour effacer ce dossier médical, alors que même le casier judiciaire ne dure pas toute la vie... Cette situation est très dangereuse et suscite déjà les appétits des assureurs, qui ne s’en cachent pas, comme la Mutualité française, par exemple (Les assureurs complémentaires exigent effectivement actuellement l’accès aux données, sans anonymisation. Les modalités légales de transfert sont encore floues et dépendent de la refonte de la loi Informatique et Libertés de 1978, en cours, Ndlr).
Le fin du fin, c’est que certaines maladies sont héréditaires, comme le cancer du sein pour les femmes, par exemple. Des jeunes femmes risquent d’être suspectées, de se voir refuser un contrat d’assurance ou un prêt bancaire, ou d’être écartées d’un poste de travail. Nous refusons que la valeur des personnes soit jugée sur des étiquettes. Statistiquement, les assureurs ont raison, mais personne par personne, ils ont tort. Modigliani était un alcoolique notoire et Victor Hugo un psychotique maniaco-dépressif...
Les organismes qui mettent en place le système disent pourtant qu’ils s’efforcent de protéger le secret médical...
Le système n’est pas vraiment anonyme car il repose sur le numéro de sécurité sociale. Cela représente déjà un danger car le système, comme tout réseau informatique, peut faire l’objet d’un piratage. Pourquoi ne pas avoir fait un numéro arbitraire ? Pourquoi avoir pris le numéro de sécurité sociale qui, on peut le rappeler, a été instauré par le régime de Vichy pour ficher les gens, avec le code 1 pour les hommes, 2 pour les femmes et 7 pour les juifs ?
De plus, il y a un flou sur les personnes ayant accès aux données. Personnellement, j’ai été démarché deux fois par des sociétés privées qui proposent de m’informatiser gratuitement. Ils m’offrent l’ordinateur, les mises à jour, la maintenance et même la formation, en échange des données de santé de mon cabinet (des société comme IMS Health ou Cegedim constituent en effet ainsi des panels de médecins "volontaires", pour faire des études statistiques, une méthode désapprouvée par le Conseil national de l’ordre des médecins en 2002, pour des raisons de confidentialité, Ndlr).
Pourquoi avez-vous choisi de vous déconventionner ?
Nous sommes trois dans ce cas dans le département et nous le faisons uniquement à cause de l’informatisation. Si nous ne nous y mettons pas, nous avons une sanction financière lourde. La CPAM paye en effet une partie de nos charges sociales et cessera de la faire si nous ne cédons pas. Elle nous a dit d’aller au tribunal administratif, ce qu nous avons fait, au début de l’été. Mais il s’est déclaré incompétent et nous a renvoyés vers le tribunal des affaires sanitaires et sociales. Nous avons entamé une procédure mais elle va durer deux ans. La poursuite est suspensive des sanctions de la CPAM mais nous en avons marre...
L’informatique, ça ne m’aide pas ! On dépense des milliards pour mettre en place la carte Vitale avec des prestataires privés... En tant que psychiatre, je préfèrerais qu’on fasse une campagne de prévention du suicide pour les ados, qui n’ont aucune structure dans le département. J’en ai un qui est au bord du passage à l’acte depuis 15 jours et je ne lui trouve rien. Il attend en pédiatrie...
Nous avons décidé sortir du système pour être libres. Notre geste n’est pas une façon de faire pression pour revenir ensuite. Nos patients sont pénalisés, car ils ne seront plus remboursés quand ils viendront nous voir. Nous aussi. Je respecte beacuoup l’Ordre des médecins mais je regrette qu’il n’ait jamais organisé de conseil pour débattre de ce sujet dans le département. Je préfère rester anonyme parce qu’il faut bien que je mange et parce que notre démarche, un peu rebelle, fait désordre.
Un rapport approuve la diffusion de données médicales aux assureurs (Transfert.net):
http://www.transfert.net/a9007
Le rapport Babusiaux sur le transfert de données vers les assureurs:
http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/b...
Le palmarès des Big Brother Awards 2002, où la Cegedim est nominée (Transfert.net):
http://www.transfert.net/a8104