Un artiste-activiste-chercheur roule (à bicyclette) pour la "décroissance soutenable"
Bruno Clémentin est membre du collectif Casseurs de pub et cofondateur de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS). Pour lui, la notion de développement durable est un dangereux leurre. Elle laisserait croire que nous pouvons maintenir notre niveau de vie alors que les ressources de la planète s’épuisent. Pour sauver l’humanité, une seule solution : consommer moins.
Les ressources de la Terre en énergies fossiles sont limitées. Selon vous, à quelle échéance la Terre sera-t-elle victime d’une pénurie énergétique ?
La plupart des grands groupes pétroliers parlent d’un épuisement des ressources prouvées en pétrole d’ici à une cinquantaine d’années. Mais pour beaucoup, la crise a déjà commencé. On peut considérer le conflit en Irak comme un signe du début de cette crise, avec la volonté dévastatrice des Américains d’avoir la haute main sur l’exploitation du pétrole du Golfe persique.
Les grandes institutions internationales (ONU, Banque Mondiale, Pnud, etc) ne peuvent continuer à encourager des programmes de développements dits "durables" qui font appel à une ressource non renouvelable, le pétrole, qui ne suffira peut-être même pas à couvrir les besoins des pays industrialisés dans les décennies à venir.
Qu’est-ce que la "décroissance soutenable" ?
Il s’agit de passer d’un modèle économique et social fondé sur l’expansion permanente à une civilisation "sobre", dont l’organisation a intégré la finitude de la planète. Aujourd’hui, 20% de l’humanité consomment 80% des ressources naturelles. Ces 20% ont adopté un mode de vie tout à fait inacceptable pour la biosphère, qu’il est impossible de généraliser aux 80% restants. Pour parvenir une civilisation "sobre", c’est-à-dire viable, les pays riches devraient s’engager dans une réduction drastique de leur production et de leur consommation.
Pourquoi rejetez-vous l’idée du "développement durable", un concept qui fait pourtant l’objet d’un très large consensus aujourd’hui ?
Ce consensus est en lui-même suspect, puisque tout le monde s’en réclame, aussi bien les Verts que les dirigeants de TotalFinaElf. Le problème, c’est que le terme de "développement" est presque toujours entendu dans le sens d’un "développement économique". Cette interprétation est toxique. L’idée consiste à donner bonne conscience aux 20% de la population mondiale qui accaparent l’essentiel de l’énergie disponible sur Terre et ne voient pas pourquoi ils ne pourraient pas consommer encore plus. Pour les pays industrialisés, parler de développement durable revient à dire : "Il n’y a rien de mal à continuer à s’enrichir puisque cela fera toujours quelques miettes en plus pour les 80% restants de l’humanité."
La croissance de la production et des richesses restent les piliers de toute politique économique aujourd’hui. Croyez-vous que l’idéologie que vous défendez ait la moindre chance de s’imposer d’elle-même aux citoyens et aux décideurs politiques et économiques ?
A l’aune du passé des sociétés humaines, je réponds non. Mais jusqu’ici, jamais aucune société ne s’est retrouvée confrontée à la finitude du monde. Nul ne peut connaître à l’avance les capacités d’adaptation de l’esprit humain.
Vous voudriez que des peuples entiers fassent l’exact opposé de ce qu’ils cherchent à faire depuis des siècles. L’accroissement des richesses n’est-il pas un moteur de l’avancée des civilisations ?
C’est peut-être vrai pour les civilisations qui ont fait l’Histoire, c’est-à-dire celles qui ont gagné les batailles. Mais ce n’est pas vrai pour tous les peuples. Je pense en particulier à ceux qui se retrouvés à vivre dans les régions les plus pauvres géologiquement et géographiquement.
Comment organiser la décroissance, c’est-à-dire l’appauvrissement d’un pays, sans recourir à un régime politique autoritaire ?
Bien sûr, la décroissance implique un prima du politique sur l’économique. Mais imposer la décroissance d’en haut n’a évidemment pas de sens. Une large prise de conscience des menaces de la croissance est un préalable indispensable. L’intérêt égoïste de chacun devra bien un jour s’effacer devant le risque que nous disparaissions en tant qu’espèce.
Comment garantir la subsistance de chacun dans une économie qui, chaque année, s’appauvrit, et donc crée du chômage ?
En se débarrassant des secteurs économiques superflus et nocifs pour la planète, puis en réorientant les richesses ainsi libérées vers des activités réellement utiles. Prenons l’exemple de l’automobile, l’un des principaux responsables du réchauffement climatique. Il y a 15 millions de voitures en France. Seule une fraction minime de ce parc sert directement à produire des richesses (on peut penser aux VRP, aux livreurs, etc.). Imaginons que tous ceux pour qui la voiture ne représente pas une valeur économique directe, c’est-à-dire l’immense majorité des automobilistes, se mettent à se déplacer à pied, en vélo ou en train. Evidemment, des milliers de personnes travaillant dans l’industrie automobile ou l’industrie pétrolière se retrouveraient privées d’emploi. Mais tous les ex-automobilistes pourraient très bien utiliser l’argent qu’ils ne dépensent plus dans leur voiture pour payer ceux qui se retrouvent au chômage à faire autre chose : travailler dans la santé, l’enseignement, les loisirs, et bien d’autres choses encore. D’après l’Insee, chaque voiture coûte en moyenne 530 euros par mois à son propriétaire : cela ouvre quelques perspectives intéressantes, non ? La décroissance n’est pas la récession.
Vous proposez donc une société de petits artisans et de "travailleurs sociaux" roulant à bicyclette ?
C’est un peu ça... Nous croyons qu’il faut relocaliser l’économie, c’est-à-dire se remettre à produire à l’endroit où l’on consomme. Fabriquer des chaussures à un endroit pour ensuite leur faire parcourir la moitié du globe n’est qu’un gaspillage d’énergie. Cela n’a pas de sens, si ce n’est du point de vue des actionnaires des multinationales.
Pratiquez-vous la décroissance soutenable ?
Jusqu’à un certain point. J’ai toujours refusé d’être un salarié dans une grande société (je viens du monde du spectacle). Je n’ai pas de voiture non plus. Depuis l’âge de 25 ans, j’ai toujours été pauvre au regard des critères sociaux dominants. Je me suis aperçu que l’on peut vivre très bien avec peu. La seule différence, c’est que je suis incapable de produire les preuves matérielles qui permettent d’habitude de classer socialement les gens.
Finalement, la décroissance est moins un concept économique qu’une philosophie de vie ?
Le renoncement à certains biens matériels peut bien sûr avoir une dimension spirituelle. Mais la décroissance ne signifie pas renoncer à la société des hommes, bien au contraire. Il faut qu’on arrive à vivre dans une société faite pour les êtres humains. Ce n’est pas la possession des biens qui fait l’essentiel, c’est l’échange, l’échange en général et pas avant tout celui des marchandises.