Souriant, blagueur, adepte des jeux
de mots, en quête d’idées amusantes, c’est le Roland Moreno qu’on connaît. Dans deux ouvrages, l’inventeur
de la carte à puce se montre sous un jour sérieux. Dans le nouveau chapitre
de Théorie du bordel ambiant,
il s’interroge : « Dans les objets de
la vie quotidienne, où sont passées les inventions Made in France ? »
Une rencontre avec Roland Moreno ne se passe jamais comme prévu. Vous l’interrogez sur son dernier livre. Il vous parle de musique. Vous essayez de comprendre pourquoi il a ajouté un chapitre à l’inénarrable Théorie du bordel ambiant. Il vous montre une calculatrice qu’il a bidouillée en 1971. Tout cela paraît désordonné, un peu bordélique, c’est pourtant logique : Roland Moreno n’est ni un écrivain, ni un scientifique. C’est un bidouilleur. Un bricoleur. Son moteur ? S’amuser, le plus souvent. S’émouvoir aussi, lorsqu’il évoque Bach. Voire un peu des deux, quand il est question d’Arielle Dombasle chantant du Molière sur la musique du compositeur allemand...
La Théorie du bordel ambiant (dite TBA) est quasiment l’œuvre de sa vie. Presque plus importante que la carte à puce. « Il y a tellement de sujets dans ce putain de bouquin, explique-t-il, qu’il n’y a pratiquement pas moyen d’avoir une discussion dans mon bureau sans que je bondisse pour montrer que, ce dont on a parlé, c’est là ! On dirait un dictionnaire... » La première édition remonte à 1990. Aujourd’hui, sort la « nouvelle édition augmentée ». Augmentée d’un chapitre, en fait.
à quand remonte la décision d’écrire ce quatorzième chapitre ?
à trois ans.
Pourquoi ne pas l’avoir introduit dès la première édition ?
Parce que je n’avais pas fait ce constat, je n’avais pas eu cette idée : à part la carte à puce, qui résiste encore, si on dresse la liste de objets du quotidien qui nous environnent, tout ou presque est américain. Tout est parti de l’annonce de l’abandon du be-bop, il y a deux ans et demi. Je me suis alors dit que
c’était un truc de plus. Il y avait eu le 819 lignes (pour la télé), le France, Superphénix... Une tripotée de trucs qu’on a finalement abandonnés. J’en ai conclu que la France ne rayonnait plus.
Quels objets ?
C’est une liste que j’élabore depuis trois ans. Je la complète à chaque fois que je trouve quelque chose de nouveau. J’ai commencé par le Polaroid. Et j’ai continué avec le Sopalin, le papier alu, le blue-jean, le Post-It, le fax, la pilule - très important, la pilule, voilà un truc qui a changé la vie des femmes ! -, le Nylon, le Prozac, la mousse à raser, Excel, le langage C++, Java... On nous raconte partout que la France est brillante, que la France compte de super chercheurs et qu’elle a ce rayonnement incontestable. Or, parmi ces objets autour de nous, lesquels sont français ? On va me dire que nous sommes les champions d’un précédé génial de démoulage du béton, d’un système de boîte de vitesses révolutionnaire ou de je ne sais quoi. Et c’est sûrement vrai. Mais cela ne rayonne pas. On va me dire Airbus, Ariane, le TGV... Les deux premiers sont européens, pas français. Et le dernier n’est qu’un train qui va vite. Rien de vraiment nouveau.
Le RU 486, alors ?
Oui. Je le cite. Prudemment, car c’est une antienne depuis onze ans. C’est un mot que je connaissais quand j’écrivais TBA en 1989. Mais à part ça ?
La nourriture ? Le vin ?
Bien sûr qu’on reste les leaders dans le luxe, les carrés de soie et ce qui se mange. Mais c’était la même chose, il y a cent ans ! C’est un constat absolument sans intérêt. J’ai vu les résultats de LVMH et PPR, qui se gargarisent de leurs résultats : les parfums, la maroquinerie, les mallettes Vuitton... Les mallettes Vuitton ! C’est un produit qu’on pouvait fabriquer au Moyen Age : on abattait une vache, on tannait sa peau et, quelques jours après, on avait un sac !
Ce n’est pas un constat un peu sévère ?
Il y a cent ans, la France rayonnait avec des inventions comme le cinéma, le disque. Aujourd’hui, elle est à la traîne. Dès qu’on aborde le sujet de l’électronique et de l’informatique, c’est encore pire. On se retrouve projeté aux Etats-Unis car tout vient de là-bas. Merde, cela n’aurait pas été compliqué d’accoucher d’un langage, de Visicalc ou d’Excel ! Et ce n’est pas du tout lié à la puissance de Microsoft. Quand la société de Bill Gates a conçu Excel, c’était une petite boîte. Les Américains nous ont massacrés, ridiculisés avec C, Unix, Pascal... Maintenant, l’état de l’art depuis cinq ans, c’est C++, ce qui ne les a pas empêchés d’inventer Java, qui est un succès mondial.
Quelle est votre explication ?
Ce n’est qu’un constat. Je ne me sens pas à la hauteur pour donner des leçons. D’où vient cet esprit d’entreprise si vivace là-bas ? Je n’ai pas d’explication. Mais je me souviens d’un colloque aux Etats-Unis. Au bout d’une heure, je me faisais chier. Je suis sorti de la salle de conférences. Et j’ai vu qu’il commençait à pleuvoir, très fort. Je me suis approché de la porte d’entrée et j’ai regardé l’orage. Le temps de faire ce mouvement, peut-être cinq minutes, j’avais devant moi trois vendeurs de parapluie !
Mais pourquoi ce besoin d’écrire ce quatorzième chapitre, douze ans après la sortie de TBA ?
Parce que c’est un scoop ! Posez la question autour de vous. D’accord, la notion de rayonnement n’est pas facile à cerner, mais j’ai fait une trouvaille. Je suis allé un peu plus loin, notamment en m’insurgeant contre le fait que la France n’a rien à voir avec l’électronique. Rien ! C’est dramatique. Sauf sur deux points : la carte à puce et la CAO [conception assistée par ordinateur] de Dassault, qui s’appelle Katia. Point final. Comment Bull a-t-il pu successivement acheter puis faire couler Micral, R2E, Zénith ? La France n’apparaît nulle part dans l’informatique ! Vous allez dans n’importe quel commissariat ou hôpital, ils tapent sur des claviers Nixdorf, Toshiba... Aucun clavier français. On nous dit que ce n’est pas possible, que Microsoft est surpuissant, etc. Mais que fait-il ? Il presse des rondelles de plastique ! Ce n’est pas la mer à boire. Je suppose que pour mettre au point la première version d’Excel, ils s’y sont mis à trois pendant six mois. Aujourd’hui, ils sont peut-être dix mille. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait en France ? Et nous, on pense pouvoir donner des leçons aux Américains parce qu’on a le 3615 !
Et la carte à puce ? C’est pour rappeler que vous avez écrit Carte à puce, l’histoire secrète ?
Oui. Vingt-six ans ont passé, et de plus en plus de gens sont sceptiques sur ma paternité dans l’affaire. D’abord, parce je suis autodidacte, je n’ai pas fait d’études après le bac. Dans les couloirs du Cent (Centre de recherche de France Telecom), certains allaient jusqu’à affirmer que l’idée de la carte à puce n’était pas vraiment de moi, que j’en avais fait courir la rumeur, que les journalistes étaient à ma botte parce qu’en venant m’interviewer à mon bureau, on est plongé dans un univers loufoque... C’est pour cela qu’il y a huit ou neuf ans, j’ai édité, à mes frais, une carte de téléphone dont le visuel était la figure 4 de mon brevet numéro un.
La deuxième raison, c’est à cause de Bull, qui a pris l’habitude de se référer à René Barjavel et son roman La nuit des temps, publié en 1969, comme source d’inspiration de la carte. Du coup, je sais distinguer mes amis de mes ennemis : ceux qui prononcent le nom de Barjavel sont dans le mauvais camp... Dans Carte à puce, l’histoire secrète, il manque une page, très importante pour moi, qui a disparu par erreur, dans les échanges copier-coller avec l’éditeur. Ce qu’elle révèle, c’est que je n’ai jamais lu ce putain de bouquin ! Malgré son titre magnifique, La nuit des temps. En fait, je l’ai finalement lu en 1995. Et pour tout dire, ce n’est pas Barjavel qui m’a donné l’idée de la carte, mais un bouquin de science-fiction (voir page suivante), édité plusieurs années avant le roman français : le héros portait une bague qui lui ouvrait les portes d’un vaisseau spatial.
Est-ce la seule raison à l’origine de ce livre ?
Mes brevets sont tombés dans le domaine public depuis un an. Je n’ai plus aucun intérêt économique dans l’affaire, donc plus aucune raison de me taire. Je voulais qu’on se rende compte du grand coup de chance dont j’ai bénéficié. D’ailleurs, l’un des chapitres s’intitule Rendez-vous avec la chance, et j’ai parsemé le livre de trèfles à quatre feuilles.
Dans cet ouvrage, vous ne ménagez pas Bull.
Cette entreprise a tout de même mis seize ans à sortir la carte à puce, alors que Gemplus n’a pas eu besoin de plus de trois ans pour devenir leader mondial du marché. Cela paraît incroyable. Je crois, comme le titrait un article du Monde, que cette entreprise est maudite. Et Bull a essayé de faire main basse sur mes brevets, puis de les contourner.
Vous vous en prenez aussi à un délégué du Crédit lyonnais...
Cet homme était farouchement opposé à l’idée de la carte à puce. Mais le comble, c’est qu’il s’est fait nommer, au début des années 1980, à la tête du GIE carte à mémoire (qui deviendra le GIE carte bancaire en 1990). Et il n’a eu de cesse de complexifier le projet pour retarder sa sortie.
Dans votre livre, on peut lire des anecdotes surprenantes, comme cette histoire d’appareil à dévoiler le code secret.
Un de mes ingénieurs s’était rendu compte qu’en modifiant légèrement un appareil du commerce (un lecteur de carte de parking), il était très simple de trouver le code secret de n’importe quelle carte. J’ai prévenu Bull qui m’a fait comprendre que ce n’était pas grave. Le GIE, en revanche, a pris l’affaire très au sérieux, et a fait détruire 9 millions de cartes bancaires de 30 ou 40 francs l’unité.
Pourquoi livrer un CD-Rom de musique classique et de toiles de maître avec votre livre ?
Parce que la musique classique, et particulièrement Bach, est l’une de mes passions. J’ai profité de ce livre pour la faire partager.
Avez-vous de nouvelles idées pour la carte à puce ?
Non. J’y ai consacré vingt-huit ans de ma vie, j’en ai vraiment marre. Cela ne m’amuse plus du tout. Je n’y comprends techniquement plus rien, je suis parfaitement largué. C’est un objet qui existe désormais comme les cerises existent dans les cerisiers : un mec à Panama a envie de faire un machin. Il se rend compte qu’il a besoin de cartes à puce. Il va chez le marchand en acheter comme il achèterait des cerises cueillies sur un cerisier...