De février 1998 à mars 1999, cette Albanaise de 57 ans a rédigé une chronique de guerre en ligne en anglais, depuis Pristina.
On peut la lire dans le livre Le journal d’une femme au Kosovo. Elle aide à présent les Kosovares à sortir de l’isolement. Avec, aujourd’hui comme hier, la même arme : le Réseau des réseaux.
P-E. Rastoin - |
Elle est de passage à Paris, des mauvais souvenirs plein la tête. Sevdije Ahmeti, 57 ans, est une rescapée de la guerre du Kosovo. Et une héroïne, humaine et numérique. Ce n’est pas une femme bionique : juste une victime de la haine qui a découvert la puissance du courriel en temps de siège, à Pristina, sa ville. C’est l’histoire d’une Albanaise du Koso qui relativise jusqu’à sa propre existence. Cigarette en main, elle ironise, dans un français à l’accent rocailleux et chantant : «
J’ai l’air de quelqu’un d’important quand je fume, non ? » En fait, c’est surtout quand elle écrit.
Pendant près d’une année, alors que la guerre et l’épuration ethnique des Albanais faisaient rage au Kosovo, dans l’ex-Yougoslavie, Sevdije a virtuellement traversé les frontières, bravé l’enfermement, défié les lois de la censure. La nuit, devant son ordinateur, elle a tenu la chronique de l’horreur. Sans états d’âme, comme un rapport. Puis elle a fait sauter tous les verrous en confiant ses mots au Réseau des réseaux : 1 300 adresses, dans le monde, recevaient sa sinistre cueillette. C’était une bannie. Chassée en 1989 de la bibliothèque nationale de l’université où elle enseignait, sous l’impulsion des lois iniques de Milosevic, le président désormais déchu du pays. Depuis lors, elle s’était engagée dans la vie associative militante, aux côtés des femmes, écrivant aussi pour Kosovaria, l’un des rares journaux rescapés de la presse albanophone.
Ce jour de mars 2002, à Paris, accueillie par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) qui a coédité son livre, Sevdije médite tout haut : « Quand la guerre a éclaté, en 1998, que pouvais-je faire ? Aller combattre ?
J’étais trop vieille. Le mail est devenu mon arme contre ce conflit. Je ne me rendais pas compte du danger que je prenais. Qui lirait mes messages, m’importait peu. C’était un besoin, pour vivre. Il fallait que tout le monde sache, que ces informations sortent ! »
Son premier message, comme jeté à la face du monde, le voici : « 6 mars 1998. C’est la guerre au Kosovo. Au Kosovo où tout a commencé dès 1989. Il est incroyable que, depuis tout ce temps, nous n’ayons reçu aucun soutien (...). On a cru que nous criions au loup. Notre patience a été peine perdue. Notre confiance aussi. Grand merci aux responsables de n’avoir rien fait pour empêcher la guerre - ou d’avoir tout fait pour qu’elle éclate. » Le dernier est daté du 25 mars 1999, lendemain du bombardement de Pristina par les missiles des troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Incendies, arrestations, incertitudes : les mots de Sevdije y disent, en creux, la peur et l’impuissance.
C’est l’histoire d’une femme qui se vit comme une survivante. Entre sa première et dernière missive, combien de lignes envoyées, combien de périls traversés ! D’exactions dénoncées, de listes de victimes livrées, en témoignage de l’horreur, à la grâce du Réseau ? Combien de risques assumés ? De dangers défiés ? Le 26 mars, sa ligne téléphonique est coupée. Le 28, des hommes fracassent sa porte. « Ils hurlaient : “Vous êtes l’ennemi numéro un de l’Etat de Serbie !”. J’ai réussi à m’enfuir... »
Un répit provisoire, jusqu’au 4 mai. Cachée chez sa sœur, elle voit arriver, à trois heures du matin, quatre hommes, masqués. Ils la torturent avec toute la famille, mari, beau-frère, sœur, pendant plus de deux heures. « Ils nous ont dit de partir de là avant 9 heures. » Ils ont pillé la maison, ils ont pris l’ordinateur, l’appareil photo : « Ils savaient très bien où chercher : ils se sont jetés sur les documents que je n’avais jamais publiés, pour protéger les victimes, sur ceux dans lesquels j’analysais de manière critique la situation politique. Mes meilleures photos, personne ne les a vues... » Quand les siens décident d’aller se réfugier au-delà des frontières, elle reste dans le pays, cachée, cheveux teints, méconnaissable. Pourquoi ? La question suscite un haussement d’épaules, comme si la réponse lui semblait si évidente, l’interrogation si incongrue, la décision si intimement inscrite dans ses actes passés. « Je n’avais pas peur de risquer ma vie. Je ne pouvais pas tourner le dos à mon peuple... »
C’est qu’elle avait mis ses pas dans ceux des bannis et des pourchassés. En plus d’envoyer des mails quotidiens, la nuit, quand sa ligne n’était pas interrompue, surveillée, qu’elle ne devait pas aller se connecter chez les voisins, qu’elle résistait aux tendres reproches de son mari - « Cette machine va te rendre folle ! » -, alors qu’elle écrivait. Car il fallait, pour alimenter la chronique, aller chercher l’information.
Son réseau, tissé dans la société civile, l’a aidée : en 1989, elle siège au Conseil pour la défense des droits de l’homme et la liberté de Pristina (KPMDN), une organisation qui veille à la protection et au respect des individus, quelle que soit leur communauté, religion ou parti d’appartenance.
En 1993, elle fonde, avec une amie médecin, Vjosa Dobruna, le Centre de protection des femmes et des enfants. Grâce aux aides financières de l’Istituto publico di donne, une ONG italienne, et du bureau de l’Organisation mondiale de la santé de Bruxelles. Elle voyage aussi et noue des contacts. Reporter pour le Conseil pour la défense des droits de l’homme et la liberté de Pristina, elle participe à des colloques internationaux. D’Ankara, en Turquie, à Amsterdam, aux Pays-Bas, son nom s’inscrit sur tous les carnets d’adresses. « Moi, je notais l’adresse électronique de chacun de mes contacts et de tous de ceux qui répondaient à mes messages sur les mailing lists. J’ai très vite bénéficié d’un bon réseau. » 1 300 adresses ! Les 1 300 qui recevront, jour après jour, sa correspondance de guerre...
En mai 1998, quand l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), née après la chute du mur de Berlin, lui confie deux ordinateurs et un appareil photo numérique, Sevdije Ahmeti se met en route. Elle accompagne un convoi du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en compagnie de son amie médecin Vjosa Dobruna : « Nous étions les seules femmes... » Puis elle suit les convois de Médecins sans frontières et de l’ONG américaine Save the children, pour atteindre discrètement toutes les régions touchées par les exactions serbes. Elle finit par traverser, seule, le Kosovo. Prend des photos, interviewe les victimes, note tout ce qu’elle observe. De retour à Pristina, quand mari et enfants dorment, elle s’installe devant son ordinateur et rédige sa chronique. De 7 à 15 pages. En anglais : « Mon besoin, c’était d’écrire l’information brute, sans point de vue ni analyse. D’ailleurs, l’organisation de mes messages parle d’elle-même : la date, les évolutions politiques, les descriptions des régions enflammées, les récits des victimes et les manifestations pacifistes. Quelle ironie dans le décalage entre la réalité de la guerre et ces manifestations... » Grâce à son réseau, elle se sent protégée. Des journalistes, des étudiants, des diplomates, des Belges, des Français, des Italiens. « Ils s’inquiétaient dès que je ne postais plus mes mails », se souvient-elle avec émotion.
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Article paru dans Transfert magazine n°23