Bernard Lang, chercheur à l’INRIA, est l’un des plus fervents partisans du logiciel libre. A la tête de l’Association française des utilisateurs de Linux, il plaide pour des écoles "libérées de Microsoft"...
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Quand et comment avez-vous découvert Internet ?
Ce fut progressif. En 1979, nous avions le courrier électronique local (à l’INRIA). En 1985, le courrier électronique international (usenet et arpanet). Puis, ce furent FTP, les newsgroups, gopher et, enfin, le Web vers 1992-93. Il y a eu aussi, assez tôt, une forme de chat, appelée talk sous Unix. Mais ce fut assez peu populaire, et considéré surtout comme une perte de temps. Avec le courrier électronique, on se donne un peu plus de temps pour réfléchir, même si cela reste souvent insuffisant (on répond trop souvent trop vite).
Pourquoi vous êtes vous impliqué dans Internet ? Quel a été le déclic ?
Au début, ce n’était qu’un simple outil de communication. Le déclic a sans doute été d’y découvrir une nouvelle dimension de la communication et de la vie sociale. Ma première expérience déterminante fut la coopération et l’entraide découvertes sur les newsgroups usenet, ainsi que ma responsabilité dans la gestion des informations d’une association scientifique sur Gopher, puis le Web vers 1992-93. Ensuite, je me suis rendu compte du rôle politique essentiel de l’Internet vers 1995-96. Rôle quasi-constitutionnel, comme dirait Lawrence Lessig. Et j’ai commencé à réfléchir sur ce que signifiaient les libertés fondamentales, la vie publique et la vie tout court, et le fonctionnement de l’administration et des entreprises dans le contexte de l’Internet. C’est comme cela que j’ai été amené à participer aux travaux de la commission Beaussant sur la régulation de l’Internet, et à rejoindre l’ISOC-France.
Quand avez-vous compris que cela allait vraiment décoller en France ?
Je ne me suis jamais posé cette question. J’imagine que cela m’a immédiatement paru, je ne dirais même pas inévitable, mais plus simplement dans l’ordre naturel des choses. Je parle, bien sûr, de l’Internet, pas des dotcoms. Les dotcoms et le e-business me font rigoler depuis le début. Bien sûr, il y aura du commerce sur l’Internet et le Web, comme partout. J’achète, bien sûr, sur des catalogues par correspondance... alors pourquoi pas sur le Net. Mais pour faire mon marché, il manque les odeurs, la convivialité, les rencontres par hasard. Mais surtout, ce qui est ridicule, c’est qu’ils ont immédiatement voulu construire des supermarchés dans le désert. Il fallait commencer par attirer les gens sur l’Internet, et pour cela il fallait y mettre de l’information, des lieux de vie. Aux ...tats-Unis, cela était fait depuis plusieurs années par les universités, et surtout par leurs étudiants. Mais en France, on ne voulait surtout pas que les particuliers s’en mêlent... Et pendant longtemps rien n’a été fait pour encourager la création, notamment dans les universités ou les administrations. Or, la puissance de création de quelques centaines de milliers d’individus dépassera toujours ce que les entreprises ou administrations peuvent offrir.
Comment avez-vous vécu la période automne 1999-printemps 2000 ? Que faisiez-vous ?
Je m’occupais de promouvoir Linux et les logiciels libres qui commençaient à décoller sérieusement dans les utilisations industrielles et commerciales. Ça marchait bien, merci. Du côté négatif, la bagarre contre la privatisation croissante des biens intellectuels a pris un tour plus dur en Europe, notamment avec la pression pour la brevetabilité du logiciel et les tentatives pour réaliser cela en catimini... ce que nous avons réussi à éviter jusqu’à présent. Car si les grands groupes sont incapables de prévoir et de gérer décemment l’évolution technique, ils sont par contre très forts pour sucer les richesses publiques. Une des choses qui m’ont beaucoup amusé, et continuent à le faire, c’est la frénésie révolutionnaire des grands industriels. Il y a eu deux révolutions importantes dans les cinq dernières années du siècle : le téléphone portable et l’Internet. Deux révolutions techniques en cinq ans, dans des domaines voisins, ayant un réel impact sur la vie des gens... C’est déjà énorme (je place quand même l’Internet loin devant le GSM). Ça a fait rêver l’industrie qui n’avait plus qu’une idée en tête, trouver encore une autre révolution... C’est mignon tous ces industriels qui font la révolution. Le problème, c’est qu’on ne peut pas faire la révolution tous les jours. Ça fatigue. Et de temps en temps, il faut digérer. Alors, on fait des flops splendides... comme le WAP, ou les réseaux satellites, et ce n’est pas fini.
Comment analysez-vous aujourd’hui cette frénésie de huit mois ?
Je continue à rigoler. Dire que l’on nous a donné ces farceurs économiques en exemple. Même les plus gros, qui devraient pourtant être rassis et circonspects ont fait d’énormes conneries qu’ils paient aujourd’hui. Ou, plus exactement, qu’ils font payer à la société et à leur personnel. Mais il était peut-être nécessaire de faire la bombe pour fêter l’arrivée de l’Internet, quitte à avoir la gueule de bois. Je veux dire que l’expérimentation/exploration tous azimuts, pour comprendre un nouveau domaine est sans doute une œuvre utile, même si elle est un peu coûteuse. On aurait pu explorer peut-être plus sereinement... mais l’odeur de l’or était telle. Il y a aussi une certaine contradiction, car la tendance à développer la propriété industrielle tous azimuts (sans se poser la question de son utilité) va avoir pour effet de bloquer l’innovation, le bouillonnement intellectuel, qui ont justement permis le développement de l’informatique et de l’Internet auquel nous devons des points de croissance non négligeables. Nos grands groupes, dans leur frénésie de pouvoir et de richesse sont en train d’égorger la poule aux œufs d’or. Ou est-ce délibéré ?
Quel a été, selon vous, le signal de la chute des dotcoms ?
Tout le monde s’y attendait. C’était à l’évidence une économie pipo. La plupart des gens qui se précipitaient sur l’Internet n’y comprenaient rien. C’est d’ailleurs encore vrai. Il y a deux genres d’erreurs communes : les conservateurs, ceux qui raisonnent avec l’immatériel comme si cette économie suivait les mêmes règles que l’économie matérielle ; et les prêtres vaudou qui espéraient créer des richesses par les incantations, la foi et la publicité. Plus une ou deux idées farfelues. Je préfère la deuxième catégorie. Eux, au moins, ils vont nous faire un paquet d’histoires rigolotes pour les manuels d’économie. Les premiers sont ennuyeux, destructeurs et dangereux.
Que faîtes-vous aujourd’hui ?
Je continue à promouvoir Linux et les logiciels libres. Ça marche toujours bien, merci. MandrakeSoft a réussi son entrée en bourse, malgré la chute des dotcoms. Et je continue à me battre contre les imbéciles qui veulent privatiser la connaissance et les biens immatériels (ils ont pourtant fait assez de conneries).
Croyez-vous toujours autant à Internet ?
Plus que jamais... mais ce n’est pas une question de foi, à la différence de la bourse. Mais l’Internet remet en cause bien des choses, bien des libertés, et il y a beaucoup à renégocier dans le contrat social.
Croyez-vous au commerce en ligne ?
Bien sûr. C’est plus pratique que La Poste... Et j’achète déjà par correspondance (Camif, Redoute et les voyages). J’ai dû faire mes premiers achats en ligne en 1991 ou 1992 (faudrait que je recherche dans mes archives). J’en fais beaucoup moins maintenant. Pour mes premiers achats, je connaissais mes vendeurs (plusieurs m’ont même invité à les rencontrer), il y avait une convivialité. Je n’en demande pas tant. Mais je ne tolère pas l’espionnage et les atteintes à la vie privée qui sont maintenant la règle. Je ne veux pas être mis en fiche, même statistiquement, même sans que mon nom apparaisse. Pour moi, c’est tout simplement une atteinte à la personne humaine, pas à ma personne, mais à l’humanité et c’est plus grave. Je sais que c’était déjà le cas avec la vente par correspondance, mais sans avoir le même caractère systématique, intégré, totalitaire. À côté, Staline était un enfant de chœur.
Croyez-vous à l’avenir du Web non-marchand ?
Bien sûr, je crois surtout à cela, tout simplement parce que c’est économiquement le plus efficace pour bien des activités, pas nécessairement toutes. Mais, à l’évidence, le Web marchand fera tout pour le détruire. Pour deux raisons : financière – c’est un concurrent – et politique – c’est une remise en cause d’une idéologie, et la preuve de son inefficacité. C’est aussi l’occasion de forums ou la subversion s’exprime bien trop librement, sans police de la pensée comme chez AOL et d’autres.
Comment voyez-vous les années à venir ?
Comme une lutte sans merci pour les nouveaux équilibres de pouvoir. Pour le Web, ça va évoluer tranquillement, avec 50 % de la population, ou plus, qui sera exclue de fait, mais ce n’est guère nouveau. Sans doute aura-t-on des accès simplifiés, pour éviter l’exclusion totale, et parce que cela représentera des économies. Un grand problème pour l’industrie est la baisse des coûts et des prix de revient. Pour maintenir les revenus, il faudra donc tuer la concurrence et évoluer vers des monopoles ou des ententes monopolistiques. Je crois que la technologie va avancer beaucoup plus vite que les besoins du public et des consommateurs. La réponse automatique, dans ce cas, est de contrôler/ralentir le progrès pour l’empêcher de détruire les rentes. D’ailleurs, le développement de la propriété intellectuelle sur les biens immatériels (et les autres) s’inscrit tout à fait dans cette démarche. C’est l’une des meilleures façons de contrôler l’innovation, et au besoin de la ralentir.
Croyez-vous toujours dans ce qu’on a appelé la « netéconomie » ?
Le problème est qu’on ne m’a jamais dit ce que c’est. Je peux avoir une opinion sur des choses précises, pas sur des incantations. Il est évident que l’Internet joue un rôle essentiel dans la réorganisation de l’économie (où les communications sont, bien sûr, essentielles), comme dans la réorganisation de bien des structures. C’est un lubrifiant formidable. Mais cela crée des terrains glissants. Quoi qu’en disent les économistes, je crois que la viscosité et les frottements sont plus favorables à l’équilibre que les marchés parfaits. Mais ce n’est pas mon métier. Pour ce qui est de la création de richesses fondée sur l’existence de l’Internet, je voudrais simplement rappeler que l’économie ne se limite pas au secteur marchand.
Quelles vont être, selon vous, les futures grandes échéances et que vont-elles apporter ?
Pour moi, il n’existe qu’une échéance importante : savoir si l’on va décider que la planète, et l’Internet en fait partie, est pour les hommes (et les autres espèces vivantes) ou pour les entreprises. Je pense que nous sommes véritablement à une croisée de chemins. Nous pouvons choisir de déshumaniser la société pour ne plus être que des consommateurs (à peine producteurs... ça s’automatise) étroitement contrôlés pour ne pas gêner une machine économique toute puissante, totalitaire et sans âme (ni personne aux commandes, car les Messier/Tchuruk/Bon/Desmaret ne sont que des rouages jetables). Nous pouvons aussi choisir – sans remettre en cause la mondialisation qui est moins dépendante des traités totalitaires que de la simple existence des moyens de communication – de remettre l’homme au centre de toutes choses, de faire passer l’intérêt public avant les intérêts privés. De revenir au contrat social du siècle des Lumières que nous sommes en train de renier par une perversion croissante du système démocratique, et l’adapter, bien sûr, au contexte de notre époque. Mais pour être concret, l’une des principales échéances du futur, c’est l’évolution, croissante ou décroissante, de la propriétarisation des biens intellectuels, qui sont, par nature, des biens publics. Le droit d’auteur qui est, de plus en plus, dénaturé et nie les auteurs et leur public au profit des éditeurs et des producteurs ; le brevet sur le vivant, sur l’immatériel (logiciels, méthodes mathématiques, méthodes commerciales, méthodes d’enseignement, etc.) Ces questions sont structurantes pour la société de demain dominée par la technologie en général et les TIC en particulier. La réponse qui leur sera apportée déterminera où seront les lieux de pouvoir, bien plus que les incantations sur la démocratie que l’on a jamais tant vantée... comme on fait l’éloge des morts.