Artiste et designer numérique, John Maeda considère l’ordinateur et la technique comme des matériaux pour son œuvre. Aujourd’hui, ce fils d’immigré japonais enseigne au laboratoire des médias du MIT.
Tout commence dans une cuisine, sur un cargo américain, dans les années 50. Le cuisinier de l’équipage, un jeune immigré japonais de 25 ans, entend parler de deux écoles prestigieuses, Harvard et le MIT (Massachusetts Institute of Technology). Et il le décide à ce moment-là : quand il aura des enfants, c’est là-bas qu’ils étudieront.
Avant même sa naissance, le destin de John Maeda, artiste et designer numérique, était scellé. Et le fils du cuistot a réussi au-delà des espérances de son père : non seulement il a étudié au MIT, mais il en est sorti avec les honneurs et il y enseigne aujourd’hui au sein du laboratoire des médias. Les enfants de migrants portent toujours en eux les rêves de leurs parents. M. Maeda père, qui s’usait entre sa fabrique de Tofu et le restaurant où il était cuisinier, ne doit pas regretter sa tenacité : son fils est aujourd’hui un artiste reconnu et célébré dans le monde entier.
Machine à moelle
Rien de très imposant dans le physique de John Maeda. Cheveux en brosse, silhouette maigrichonne, 36 ans, en apparence dix de moins... On le prendrait presque pour l’un de ses étudiants. Mais il suffit d’entendre son ton assuré, d’observer son attitude zen, presque sévère, pour savoir que Maeda est tout sauf un débutant. Maeda serait plutôt un surdoué, le genre de prodige à qui tout réussit. Graphiste de talent, il maîtrise aussi bien le papier que le Web, s’est frotté au monde du commerce, réalisant des plaquettes publicitaires, assurant la direction artistique d’ouvrages ou la création de logos, de cartes de visite pour quantité d’entreprises. Il a travaillé pour Sony, Absolut vodka, Shiseido, ou encore le New York Times...
Ses travaux personnels sont régulièrement exposés dans le monde entier. Il y aborde des problématiques tout à fait contemporaines : la série, l’abstraction, l’épure, la répétition. L’obsession des formes géométriques le relie aux anciennes avant-gardes (comme le mouvement dada ou les futuristes). Mais, contrairement à ces courants, Maeda ne souhaite pas montrer l’absurdité de la Machine. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt d’en extraire la moelle : pour lui, l’ordinateur « n’est pas un outil, mais un matériau », comme les crayons ou la peinture. Il affirme : « Aller plus loin que l’utilisation de la machine comme outil est difficile, mais pas impossible. On confond souvent difficile et impossible. Alors les outils triomphent. »
Bien que le travail de Maeda soit généré informatiquement, il n’est pas toujours abstrait et froid. Il peut être simple et ludique. Dans l’une de ses animations, le mot water ondule et fait des vagues dès qu’on l’effleure de la souris. Dans une autre, des séries des carrés répondent à la voix. Tout en flirtant avec le monde des musées sur lequel il porte un regard critique, il se positionne en dehors de l’art majuscule, du côté du design et du graphisme. On pourrait comparer sa démarche à celle du Bauhaus dont il conserve la volonté d’un design utilitariste.
Et Maeda touche à tout : il a même imaginé une performance artistique, baptisée Human Powered Experiment (ordinateur fonctionnant à l’énergie humaine). Dans cette installation, tout en chairs et en mouvements, des humains jouent, en grandeur nature, ce qui se passe à l’intérieur d’un ordinateur : l’un est déguisé en souris, l’autre porte la disquette, un autre joue le bus, la carte vidéo, l’unité centrale ou le programme. Une nouvelle façon d’humaniser la technique, selon lui. À la fin, les différents composants sortent de la machine et s’unissent : la souris se déplace, le curseur est en marche. « Bonjour ! », lance l’ordinateur vivant.
Passez l’intro
Car la technique intéresse Maeda. Pour lui, elle n’est pas anodine, il convient d’y réfléchir. Et ce n’est pas un hasard s’il programme lui-même toutes ses applications. Tel son projet Design by Numbers, un langage de programmation qu’il a inventé pour créer des animations interactives dynamiques. Il exècre la plupart des logiciels commerciaux et notamment Flash, ce programme tant apprécié des webmasters actuels. « Flash est trop orienté vers des effets. Ce n’est pas une base fondamentale sur laquelle on peut réfléchir. C’est le Photoshop de l’animation, il a déjà modelé le marché du graphisme en rendant trop systématique, trop efficacement commercial un grand nombre de démarches. C’est d’ailleurs paradoxal : si Flash fait vraiment partie de l’expérience visuelle du Web, comment se fait-il que la plupart des sites proposent un bouton “ passez l’intro en Flash ” ? »
La sentence est définitive, presque cinglante. Maeda, c’est cela : ce mélange de réflexion et d’assertions péremptoires, de recherche permanente et d’assurance un peu agaçante. Il connaît sa valeur. Il sait, en bon Américain, toute la force du symbole qu’il représente. Car pour Maeda rien n’était gagné. Le fils d’immigré, passionné de dessin, a été contraint, pour plaire à papa, de s’intéresser aux mathématiques, à l’informatique. Dès le collège, il affirme à ses profs qu’il fera le MIT. Pas évident. L’une de ses enseignantes lui explique, alors, doucement : « John, je suis désolée, mais ce n’est pas possible parce que tu es asiatique. » Alors, évidemment, John relève le gant et prend goût à l’étude. Les sciences, il aime ça. Et il entre MIT. Là, il s’essaie à l’architecture mais devient finalement, toujours selon la volonté de son père, programmeur hors pair abordant avec beaucoup de facilité l’infographie. L’art, il n’a pas le temps de s’en mêler... Jusqu’à ce qu’il découvre le travail de Paul Rand, un designer graphique américain (le logo IBM, c’est lui). Le jeune John est subjugué. Le graphisme le titille et l’attire irrésistiblement. L’un de ses profs, conscient de sa frustration, lui conseille de poursuivre ailleurs ses recherches visuelles. Celle qui deviendra sa femme part au Japon. Il la suit pour finir sa formation dans une école d’art japonaise où il n’y a aucun ordinateur. Maeda, installé à Tokyo, s’impose dans le monde du graphisme institutionnel par sa maîtrise de l’informatique et du design et grâce à l’originalité de ses expérimentations.
Je t’aime plus
En 1996, c’est la consécration : il devient prof au MIT. Responsable d’un groupe d’étudiants et de chercheurs au sein de l’Aesthetic and Computation group (ACG). L’étape est importante dans la vie de Maeda qui semble tant affectionner l’échange, le mélange, le partage. ...change avec sa femme, devenue l’une de ses collaboratrices, qui l’entraîne dans des univers éloignés du design, comme le skate ou l’urbanisme mexicain, et à qui il dédie ses livres en déclarant « l’aimer plus que tous les 0 et les 1 ». Partage avec ses trois filles, aussi : elles sont, par exemple, à l’origine de Tap, Typ, Write, un jeu typographique. Il l’a conçu pour leur faire plaisir, parce qu’elles venaient régulièrement jouer avec son clavier d’ordinateur pendant qu’il travaillait : dans cette application, dès que l’on touche le clavier, les lettres sautent, virevoltent, changent de taille. Maeda, le prof, se fait aussi un devoir de mélanger, de partager, de transmettre ce qu’il a appris. En Honnête Homme des temps numériques, il ne refuse aucun savoir : « Il est stupide d’affirmer : “ Je suis l’artiste numérique, et j’ai besoin des techniciens pour réaliser mon art à ma place ”. »
Maeda, artisan du design. En son atelier, en son labo du MIT, dans son Aesthetic and Computation Group, il appris à former des disciples qui, à leur tour, lui font découvrir de nouvelles pistes de recherches, le questionnent, le poussent dans ses retranchements. Il assure : « J’ai perdu tout intérêt pour les projets industriels, mon travail dans cette branche est terminé. Je me concentre désormais sur l’enseignement et je travaille à créer une phase artistique “ post-digitale ”. J’ai été inspiré par ceux qui sont venus avant moi. Mon devoir est maintenant de propager cette inspiration chez d’autres gens. » Il a même conçu son livre, Maeda@media, comme un manuel-manifeste pour la génération suivante... Que de sagesse et d’ambitions pour un jeune prof de 36 ans ! Ses élèves semblent subjugués. Ils disent apprécier sa disponibilité et ses qualités d’écoute, son exigence, son érudition. Ben Fry, l’un de ses étudiants, explique : « On a très peu l’occasion de voir son travail, il le tient aussi éloigné que possible de l’ACG. Il ne veut pas que nous continuions à œuvrer dans la même veine, mais dans des directions différentes. » Casey Rear, ancien étudiant qui vient de réussir sa thèse, confirme : « Il donne à chaque étudiant beaucoup de liberté et de responsabilité pour que chacun puisse suivre son propre chemin. » À l’exemple du « maître », Ben Fry enseignera bientôt et Casey Rear donnera des cours, en octobre, à l’institut Ivrea du design interactif (en Italie). M. Maeda père peut enfin être fier de son fils.