Michel Hervé était invité dans le monde entier pour présenter son expérience de maire de la première ville numérisée. Aux dernières municipales, les Parthenaisiens ne l’ont pas réélu.
Casque vissé sur les oreilles, un clavier midi sous les doigts, Karl marque la mesure en dodelinant de la tête. Ici, à l’espace numérisé de la médiathèque de Parthenay, dans les Deux-Sèvres, ce gosse de 23 ans est une petite célébrité. Sur l’« In-Town-Net », le serveur web du district, le site perso de Karl est l’un des plus visités. On peut y télécharger plus de 900 génériques télé au format MP3. « Avant 1996, je n’aurais jamais cru être capable de tout ça, s’étonne encore Karl. Ma mère, qui est femme de ménage, se demande encore ce que je fais ici toute la journée au lieu de chercher du boulot... Elle ne comprend pas ce que c’est qu’Internet, mais elle n’entend parler que de ça. » Et le premier à lui en parler, depuis 1995, a été Michel Hervé. L’ancien maire. Le promoteur n°1 de l’Internet municipal. Le héraut de la citoyenneté en ligne. « À chaque fois qu’il y avait un discours ou une inauguration, explique Catherine Simon, journaliste à la rédaction locale de la Nouvelle République du Centre, il ne parlait que d’Internet, de sites Web... Il nous a emmenés vers la ville numérisée à marche forcée. »
En mars dernier, le quinquagénaire de la gauche plurielle, qui avait toujours été réélu dans un fauteuil, a perdu sa ville dès le premier tour. Entre deux mandats, le temps du passage à Internet, Michel Hervé a vu s’envoler les deux cinquièmes de son électorat, une partie au profit de la nouvelle liste de gauche Motivé-e-s, une autre dans l’abstention ou le vote blanc. 35 % des voix, « seulement ». Et 51 % pour le RPR Xavier Argenton, un avocat parisien originaire de la bourgade.
Personne ne s’attendait à un tel coup de pied au cul. Même le nouveau maire avoue sa surprise d’avoir été élu si vite. Pour Michel Hervé, le cheveu blanc et le regard perçant, ça ne fait pas un pli : les gens n’ont pas compris son projet d’appropriation des nouvelles technologies par les citoyens, dans une perspective d’approfondissement de la démocratie : « Je croyais que la ville numérisée avait pris de l’ampleur en 20 ans de libération des forces de progrès. Mais une zone rurale ne peut pas être à l’avant-garde. C’est hors de leur culture. Ce que j’ai tenté de faire était bon pour Paris ou Issy-les-Moulineaux. »
Est-ce ce fossé culturel qui a causé sa défaite ? Pas sûr. Maire de Parthenay depuis 22 ans, Michel Hervé a fait de la « ville numérisée » l’alpha et l’omega de sa politique pendant son dernier mandat. Et peu, finalement, le lui reprochent. Comment, d’ailleurs, pourrait-on lui en vouloir ? Parthenay, chef-lieu de district, 17 000 habitants au total, 10 500 pour la ville seule, était jusqu’ici plus réputé pour son marché aux bestiaux que pour sa faune high-tech. Le centre-ville parthenaisien offre quelques vieilles pierres médiévales, des rues pavées, pas mal de commerces qui ont périclité. Autour, la campagne s’étend, sans autoroute ni chemin de fer, entre bocage vendéen et marais poitevin. Avec Internet, Michel Hervé a entrepris de désenclaver sa commune endormie. Il a initié, avec l’accord des trois autres maires du district, la création d’un serveur web hébergeant des pages persos et des sites de petits commerces, la mise en place de téléprocédures, et surtout le développement des « espaces numérisés », où les habitants accèdent à Internet et se forment gratuitement à l’informatique (lire encadré).
Une idée particulière du pouvoir
Et puis, il y a l’usure du pouvoir. Notamment celle d’un système particulier, que Michel Hervé testait simultanément dans son entreprise et sa mairie, visant à faciliter la prise de parole de la base. Ayant supprimé le poste de secrétaire général de mairie, il était en lien direct avec les chefs de service. Au sein de cet organigramme plat, en réseau, où chaque élu travaillait en binôme avec un technicien, c’est ce dernier qu’il préférait écouter. De quoi chiffonner les membres de sa liste. Quant aux techniciens, Michel Hervé exigeait qu’ils se dévouent corps et âme. Christophe Fouquet, qui a démissionné en 1999, a été l’un des sept chefs de projet « ville numérisée » qui se sont succédé en quatre ans : « Je travaillais jusqu’à 21 heures, et je ramenais du boulot à la maison. Parfois, il y avait des réunions tardives au domicile de Michel Hervé, ou bien il fallait revenir le samedi », se souvient le jeune homme aux lunettes d’intello-branché. La plupart ont craqué après l’une de ces crises de nerf du chef, qui assaisonnait son bouc-émissaire de reproches devant ses collègues.
La réaction de Michel Hervé, après sa défaite, est assez significative de son caractère : de dépit, il prépare le déménagement de son domicile à Paris, et le siège social de son entreprise Hervé Thermique à Tours... Officiellement, il s’agit d’une décision « économique », une société de plus de 1 000 salariés ne pouvant plus se permettre de rester à la campagne. Le manque à gagner pour la municipalité avoisine les 2,8 millions de francs de taxe professionnelle.
La nouvelle équipe reprend l’existant
Contrairement à l’analyse du perdant, la majorité des Parthenaisiens considèrent que la ville numérisée est un acquis sur lequel on ne doit pas revenir. « Si les espaces numérisés devaient devenir payants, menace Karl, qui n’est pourtant pas un fan du maire sortant, ce serait la révolution. Les gens sont prêts à manifester pour garder ce service public. » De l’ancien combattant qui préfère communiquer par e-mail à l’artisan qui vend des cours de boulange en ligne, en passant par le spécialiste des pièces détachées de moto dont le commerce a explosé à l’export, l’influence de la numérisation ne se dément pas.
Axant sa campagne électorale sur la sécurité dans une bourgade fort tranquille, la droite ne s’est, certes, pas privée de dénoncer le « maire virtuel » incapable de résoudre les problèmes de places de parking ou de désertification du centre-ville. Bien sûr, pour le candidat Xavier Argenton, le concept de ville numérisée ne créait pas assez d’emplois. Mais la critique était un peu vaine : d’abord, parce que l’objectif de son prédécesseur était l’approfondissement démocratique, pas la résorption du chômage (qui est tout de même passé de 11 % à 5,5 % en 22 ans). Ensuite, se défend encore aujourd’hui Michel Hervé, parce que les effets sont essentiellement indirects : « La mairie a créé 40 emplois-jeunes, une vingtaine d’entreprises liées au secteur informatique ont créé une centaine de postes, et puis il y a surtout tous ces commerçants qui ont développé leur activité grâce au réseau. » Francis Senceber, l’un des artisans initiaux du projet, ajoute : « N’importe quelle boîte locale est valorisée par l’étiquette parthenaisienne lorsqu’elle présente ses produits sur un salon. L’effet d’entraînement sur l’économie de cette réussite en termes d’image n’est pas mesurable. »
De fait, depuis son élection, le nouveau maire ne semble plus vouloir faire table rase du passé. Lorsqu’il reçoit dans les bureaux de son cabinet parisien, la mine décontractée d’un nouveau diplômé, il ne s’étend pas sur les mesures à prendre quant à la ville numérisée. Si l’on pose des questions, il rassure : pas question d’attenter à l’existence d’un Web municipal florissant - plus de 100 000 pages. François Gilbert, l’élu nouvelles technologies de la liste Argenton, est à peine plus concret : « L’outil développé est très important. Il a montré son efficacité administrative et citoyenne. Nous voulons seulement l’ouvrir plus largement au reste du district, veiller à ce que Parthenay ne soit pas seule à apparaître en page d’accueil de l’In-Town-Net. Que les trois autres communes du district y figurent. » Les visites guidées et payantes de la ville numérisée continueront - si ça peut ramener un peu d’argent -, les partenariats enclenchés avec Microsoft et France Télécom se poursuivront, le parc informatique sera renouvelé.
Tendances tyranniques du maire-philosophe
Cela dit, Xavier Argenton n’a pas évité certains faux-pas, trahissant sa méconnaissance du sujet. À la fin de sa campagne électorale, il a visité la Maison de la citoyenneté active, le principal centre numérisé : « Il s’est arrêté sur le seuil, ébahi par la fréquentation, raconte un témoin. Il discourait sur les espaces sans jamais y avoir mis les pieds ! » Autre exemple : l’une des premières décisions de l’édile consiste à supprimer « temporairement » les forums anonymes parce qu’un habitant a porté plainte contre X pour diffamation. « Le contrôle a posteriori serait compliqué à mettre en œuvre », justifie-t-il. Michel Hervé, lui, s’était fait traiter de « gros porc » sur un forum, sans jamais intervenir. Seules deux contributions avaient été supprimées à l’époque, parce qu’elles offraient illégalement des logiciels à télécharger.
Mais la principale inquiétude des internautes parthenaisiens concerne les dix espaces numérisés de la ville. La nouvelle équipe a affiché son souhait d’en réduire le nombre et de nouer des partenariats avec des organismes de formation pour suppléer les animateurs formés sur le tas. « Où trouveront-ils l’argent ? », s’interroge, ironique, Michel Hervé. Les employés des centres, eux, s’inquiètent. « Mon enseignement du logiciel Flash va probablement sauter, s’indigne l’animateur Michel Proust. Ça marche bien, mais c’est gratuit, alors qu’il y a de l’argent à faire pour le privé. » Cet ex-forain aux longs cheveux grisonnants, embauché par la municipalité après un accident du travail, souligne le rôle que joue le sas « espaces numérisés » dans la réinsertion : « Avant de devenir formateur, on se forme soi-même. Ici, on reste maximum deux ans, parce que lorsqu’on est au point, on part monter sa boîte ou bien on est débauché par des sociétés d’informatique. » En négligeant le rôle des formateurs, dont la valeur et le sens pédagogique sont reconnus de tous, l’équipe Argenton a joué de maladresse. D’autant plus que ce cursus qualifie les formateurs eux-mêmes.
Bref, les Parthenaisiens ont peu de reproches à faire à Internet. C’est désormais, pour eux, une partie de leur vie et de leur ville. Mais cela ne suffit pas pour qu’on garde un maire. Les tendances tyranniques du maire-philosophe, persuadé d’être dans le vrai à l’exclusion de toute autre personne, ont fini par provoquer une réaction électorale. Elle n’a peut-être pas été dosée comme les habitants l’auraient, au fond, voulu. Ironiquement, c’est pourtant cette alternance politique qui devrait consacrer le succès de la ville numérisée : si les citoyens se sont effectivement approprié les nouvelles technologies, c’est à eux d’assurer leur pérennité dans le district