À Saint-Pierre-du-Perray (Essonne), une cité HLM vit sous l’œil des caméras.
Depuis plus de six ans, les résidents expérimentent la « co-veillance » et surveillent eux-mêmes leur immeuble, via une chaîne du téléviseur.
Déjà huit mois que Giselle et Michel ont emménagé dans leur petit trois pièces à Saint-Pierre-
du-Perray, une commune de l’Essonne coincée entre les champs et l’autoroute du Sud. Bien loin du Loiret, où le couple à la retraite vivait dans un confortable pavillon, les fenêtres entrebaîllées, la porte ouverte sur la nature, sans digicode, ni interphone. Ils voulaient se rapprocher de leurs enfants. Aujourd’hui, retranchés dans leur nouveau logis au rez-de-chaussée d’un immeuble propret, les époux n’ouvrent plus jamais à personne sans avoir jeté un coup d’œil à la chaîne 8 du téléviseur. Giselle surtout. Comme la plupart des locataires des 113 appartements de cet ensemble HLM géré par la Logirep, ils peuvent vivre l’œil rivé à la télé, reliée à un système de caméras de surveillance du bâtiment. Programme permanent des deux chaînes locale : les halls de l’immeuble et le parking...
Et cela dure depuis bientôt sept ans, sans qu’un téléspectateur se soit jamais plaint ! « Les gens le prennent bien. Ils sont plutôt rassurés. Ils se préoccupent de leur tranquillité avant tout », constate Serge Lescrauwet, le gardien bourru de la petite cité, en esquissant un sourire. Giselle confirme avec vivacité : « Je vérifie sur la télé pour savoir qui sonne à l’interphone avant de répondre. De nos jours, on ne sait jamais à qui on a affaire. » Emprisonnée dans un fauteuil roulant, la peureuse mamie ne détesterait pas voir aussi ce qui se passe sur son palier. La nuit, dans sa chambre, elle zappe depuis un deuxième écran « lorsque j’entends du bruit », affirme-t-elle. Dubitatif, Michel, le mari, tente d’une voix douce : « Il y a peut-être quelques petits loulous dans le coin, mais on ne va pas non plus en faire une psychose. » Avec ses immeubles de quatre étages couleurs saumon, la résidence de la rue du Commerce est plutôt paisible, entre quelques magasins, l’antenne de police et la sortie du collège qui rythme les journées du petit centre-ville perdu au milieu des champs. Pourquoi donc, dans un tel décor, cet « ensemble placé sous surveillance vidéo » a-t-il pu voir le jour ?
C’était une expérience. « Le système a été installé à la construction », se souvient le gardien qui a assisté à son aménagement. L’ancien conducteur d’engins venu du Nord achevait sa reconversion dans le gardiennage lorsque les immeubles sont sortis de terre en 1994 : « La résidence est calme, mais les cités d’Evry et les Tarterêts ne sont pas très loin. De temps en temps, quelques jeunes descendent ici et font du raffut : les caméras, ça dissuade un peu. » Le projet affichait un rêve d’urbaniste social autrement ambitieux : « Participer à la construction d’un sentiment de sécurité dans l’habitat » certes, mais aussi, comme l’explique une analyse du Centre scientifique et technique du bâtiment (1), favoriser « la construction de relations de voisinage et de proximité grâce à des conditions d’interaction et d’échanges et un encadrement social par la technique ». L’opération s’intitulait « Pour un habitat plus sûr ». Elle a été aussitôt rebaptisée « Pour habiter interactif ».
« C’est trop sombre ! »
Une demi-douzaine d’années plus tard, le bilan est mitigé. « Au début, je zappais souvent. C’était nouveau, ça me sécurisait. Mais à la longue je m’aperçois que ce n’est pas indispensable », dit Jocelyne, voisine des retraités, Michel et Giselle. Locataire de la première heure, au 1er étage du 8, rue du commerce, elle avoue aujourd’hui avoir nettement réduit sa consommation d’images. Même si sa télé, trônant au milieu du salon, est allumée en permanence, l’attrait des premiers jours est largement retombé. « Quand mon fils vivait chez moi, je contrôlais son retour dans le parking pour qu’il ne lui arrive rien. Aujourd’hui, je ne regarde plus trop, à part pendant les pubs », assure la mère célibataire. Réglés à la convenance des locataires sur les canaux de la télé, la vue du hall et celle du parking sont devenues des chaînes comme les autres sur lesquels on se branche par désœuvrement. Quelques paliers plus loin, chez Xavier, la sitcom de l’immeuble s’intercale tout naturellement entre Arte et MTV. « De toute façon je ne la regarde pas. On ne distingue pas grand-chose, surtout dans le parking : c’est trop sombre ! », assure le jeune homme en tripotant timidement sa télécommande. Employé dans une entreprise informatique de Corbeil-Essonnes, Xavier rentre tard, sans envie aucune de « s’amuser à observer les voisins ». Une question seulement le tracasse : « Est-ce que les images sont enregistrées ? » À son arrivée, il y a deux ans, on l’a tout juste informé de l’existence du système de surveillance. Pour le reste, le bailleur n’a pas été très bavard. « Il n’y a pas d’enregistrement possible. Les caméras ne sont pas faites pour ça », assure le gardien. « Sauf si certains s’amusent à faire des enregistrements avec leur magnétoscope », ajoute-t-il malicieusement. Lui-même, sans « jamais espionner les locataires », avoue zapper parfois, « pour jeter un coup d’œil de temps en temps au sous-sol depuis ma loge ». Pratique.
Rassurantes pour les uns, inexistantes pour les autres, les caméras font maintenant partie du décor et les locataires en parlent rarement entre eux. Sauf quand elles sont à l’origine de gags qui auraient pu mal tourner. Ces mauvaises plaisanteries ne figuraient certainement pas au sommaire des cogitations de cette « construction des relations de proximité » rêvée par le projet. « Un jour, se souvient Xavier, je tentais de sortir un colis coincé de ma boîte aux lettres. Comme je n’y arrivais pas, j’ai appelé un copain. Tout à coup, le gardien, alerté par un voisin, a surgi dans le hall. Il croyait que des jeunes étaient en train de trafiquer la boîte aux lettres. » Une autre fois, un résident a appelé la police « parce qu’un type dans l’entrée s’acharnait sur l’interphone d’une des locataires, raconte Jocelyne. La police est arrivée, a contrôlé ses papiers. C’était aussi un flic... qui cherchait à contacter quelqu’un qui portait le même nom que lui, pour ses recherches généalogiques. » Seules manifestations visibles des caméras, ces incidents et quiproquos amusent plutôt les locataires quand ils ne sont pas tout simplement ignorés.
« Je ne sais même pas si les gens se servent de ce système. De toute façon ce n’est pas aux habitants de surveiller l’immeuble », lance une jeune résidente anonyme. Un peu agacée, elle ajoute : « Je ne vois pas pourquoi ça me dérangerait d’être filmée quand je rentre chez moi. Je n’ai rien à me reprocher. » La force de l’habitude aurait donc gagné. Entrer et sortir de chez soi, aller relever son courrier, garer sa voiture, tailler une bavette avec ses voisins, sous l’œil insidieux des caméras, serait devenu normal à Saint-Pierrre-du-Perray, petite commune sans histoire de la banlieue parisienne. Les locataires pourraient-ils, aujourd’hui, se passer de cette expérimentation, imposée par les offices HLM ? « Le système existait déjà quand les gens sont arrivés, ils font avec, c’est tout », répond Serge, le gardien. Philosophe.
(1) CSTB, établissement semi-public placé sous la tutelle du ministère du Logement.