Accéder à la conscience universelle demande un travail sur soi. C’était du moins la conviction
du penseur jésuite, Teilhard de Chardin. Internet n’échappe pas à la règle.
Tout le monde connaît la prophétie d’André Malraux au sujet du XXIe siècle. Et d’aucuns voient dans Internet la réalisation de cette ère spirituelle. Rappelons-nous que Suez a baptisé « noos » (littéralement « esprit » en grec) son offre commerciale grand public de télévision et Internet haut débit par le câble. Les premières affiches publicitaires montraient des individus chez eux, visages lisses, manifestement détendus, vivant dans un monde harmonieux, soft et paisible. Le paradis quoi ! Coïncidence : la promesse d’un nouvel âge spirituel est souvent décrite par un mot emprunté au père Teilhard de Chardin, noosphère. Ce jésuite, paléontologue, dont les écrits ont bouleversé la manière de penser l’évolution de l’homme et du cosmos, qualifie ainsi la nouveauté apportée par l’apparition dans l’histoire de la conscience humaine.
Mais il convient de se demander si l’emploi de cette expression ne sert pas à légitimer une certaine idée du spirituel plus flatteuse que réelle... Pour Teilhard, la rupture instaurée par l’avènement de la pensée est radicale : il s’agit du « pouvoir acquis par une conscience de se replier sur soi, et de prendre possession d’elle-même comme d’un objet doué de sa consistance et de sa valeur particulière : non plus seulement connaître, mais se connaître ; non seulement savoir, mais savoir que l’on sait ». Avec la noosphère, s’ouvre la possibilité d’une vie intérieure, une individuation de soi-même au fond de soi-même.
Nappe d’intelligence collective
Or, cette pénétration dans un nouvel espace conduit l’homme à toucher à l’universel car, désormais, « chaque élément pour soi voit, sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois ». Sentiment amplifié par le développement des moyens de communication : chaque individu est simultanément présent à la totalité de la mer et des continents. Chacun devient « coextensif à la Terre ». Chacun accède à la vie de l’esprit qui travaille tout l’univers.
De tels éclairs de génie ne peuvent que séduire aujourd’hui. D’autant que le rapprochement avec Internet est évident. Mais la force de Teilhard est de ne pas séparer l’universel de la personnalisation ; de ne pas dissocier la mise en réseau des activités de la vie intérieure. Ne rêvons pas, écrit-il, de détacher l’Esprit de sa matrice. La conscience ne saurait se nourrir sans s’enraciner dans un travail sur soi-même. En somme, ce n’est pas en courtcircuitant la lourdeur des mécanismes de la pensée et de la mémoire que l’on accède à une conscience supérieure. L’Internet et l’ère numérique sont souvent présentés comme un moyen d’accéder brutalement au savoir, voire comme une nappe d’intelligence collective dépassant l’individu. Les visions les plus extrêmes ne sont pas sans rappeler une scène du film Matrix où un personnage qui se fait injecter un logiciel dans le cortex connaît instantanément le maniement d’un hélicoptère de combat. Comme l’écrit encore Theilard, c’est une erreur de « chercher du côté de l’Impersonnel les prolongements de notre être dans la noosphère ».
Le piège est grand de croire que moins il y a de conflits, de contraintes, de corps, bref d’humain, plus il y aurait du spirituel. La noosphère, au contraire, vise à nous éviter l’écueil d’un monde imaginaire, où l’homme est sensé échapper à sa condition. Tout en nous ouvrant au monde de l’esprit. Internet peut y aider s’il contribue à cette grande aventure de la vie intérieure en relation avec tant d’autres humains.
*Thierry Lamboley est jésuite et rédacteur en chef à Bayardweb.