Une voiture à l’œil, mais couverte de pub. Des communications téléphoniques bradées, mais truffées de spots. La tendance vient du Web : sous prétexte d’offrir du gratuit, la pub envahit notre intimité. Jusqu’où ira-t-elle ?
« Imaginez. Vous vivez dans un pays merveilleux où les voitures ne se vendent plus mais se donnent. Vous croyez rêver ? Pas tout à fait. » C’est l’accroche du site de Liberty Drive, start-up parisienne lancée en début d’année. Une promesse sans ambiguïté : le conducteur qui en manifestera le désir recevra une Smart neuve, en toute gratuité. Il devra seulement acquitter son carburant et sa prime d’assurance. Trop beau pour être vrai ? Peut-être. Car des phares à l’échappement, la petite Smart en question sera constellée de pubs. Pas de magie sans ficelle. Pas de gratuité sans sponsors. Au-delà de son financement exotique, la formule Liberty Drive casse un vieux tabou : elle dépossède l’automobiliste de sa raison d’être. Car la voiture est plus qu’un produit : un symbole de la propriété individuelle, un pilier de l’intimité, voire un membre de la famille. Or, « c’en est fini du fossé entre production et consommation », confirme Dominique Quessada, philosophe et publicitaire, auteur d’un essai rigoureux, La Société de consommation de soi (éditions Verticales). « La tendance totalitaire de la publicité la force à occuper le plus possible d’espace, y compris celui de l’intime. » Nous y voilà. Cet espace, que les marques n’avaient pas eu l’idée de grignoter, aiguise aujourd’hui les appétits.
Amorcée voici quelques années, la tendance se confinait jusqu’ici au Web : aux ...tats-Unis, le mouvement du « Free PC » (l’ordinateur gratuit) a fait le succès de plusieurs start-ups, de Gobi à DirectWeb. Le principe ? L’internaute reçoit un ordinateur sans débourser un cent, mais s’engage, pour plusieurs années, auprès d’un fournisseur d’accès déterminé. Comme son homologue à la Smart gratuite, ce consommateur-là est dépossédé d’un objet intime, devant lequel il passe parfois des heures chaque jour. De même, mais de façon plus classique, Multimania et d’autres hébergeurs français accueillent des sites sans exiger de loyer, en échange de bannières publicitaires.
Possédé par la marque
Imaginez que le procédé attaque vraiment le offline. Si, demain, une marque de café vous offrait la cafetière, les six tasses et les cuillères contre l’usage exclusif de ses moutures ? Si un label vous fournissait des disques que, contractuellement, vous devriez écouter dix heures par semaine ? Que la possession d’un bien s’efface devant son usage n’est plus forcément une utopie : « Pour l’entreprise, la possession du produit symbolise une volonté plus vaste d’ingérer l’ensemble du dispositif de consommation, affirme Dominique Quessada. De plus en plus souvent, les marques possèdent les journaux et les médias qui parlent d’elles. Pourquoi ne posséderaient-elles pas aussi les produits ? » Et Quessada poursuit : « Au final, le consommateur ne possède plus la marque : il est possédé par elle. » Déjà, le conducteur d’une Smart Liberty Drive doit impérativement résider à Paris, rouler chaque mois 700 kilomètres (une pub, ça se montre), et assurer la propreté de son véhicule. En outre, il s’engage à se rendre à tout moment sur le lieu où l’on aura besoin de sa voiture pour « marquer un événement ». Un homme-sandwich. Ni plus, ni moins.
Aux ...tats-Unis, la société Zairmail achemine gracieusement vos plis postaux - si vous acceptez qu’ils cohabitent dans l’enveloppe avec le prospectus d’un produit quelconque. Les vœux envoyés à Mamie, accompagnés d’une réclame de déodorant ? Précisément, c’est ce « choc des cultures » entre privé et publicitaire qui fait aujourd’hui saliver les annonceurs. « Avant, les marques vendaient un mode de vie au client. Du rêve. Depuis quelques années, elles lui disent carrément : “ je pense comme toi ”. La publicité est sortie de la rue, elle est entrée dans la tête du consommateur », analyse Nicolas Riou, spécialiste du discours publicitaire et auteur de Pub Fiction (éditions d’Organisation).
Allons plus loin. Voici plus d’un an que Bouygtel a lancé l’offre Spot. Quatre-vingt-dix minutes de paroles pour 95 francs. Un prix cassé, mais les deux tiers de vos conversations (vous déterminerez lesquelles) sont lardées de spots, à raison de 10 secondes de réclames par tranche de 90 secondes. Retrouvez votre interlocuteur après la page de pub ! Ici, le client visé par les annonceurs, c’est vous : avant de faire affaire, vous avez dû indiquer à l’opérateur le détail de vos goûts. Née au Danemark, l’offre y a fait un flop. En France, plus de 200 000 clients se sont laissé séduire. Ce n’est « pas un succès énorme », reconnaît-on chez Bouygtel, mais la formule, qui vise un public jeune, fonctionne.
Intimité marchande
Dans le schéma classique, celui où des foules ravies servent de support au croco Lacoste ou au swoosh (la fameuse virgule) Nike - payés, qui plus est, au prix fort -, il s’agit, pour le consommateur, de s’offrir une appartenance, d’adopter un étendard socioculturel à sa convenance. Les déclinaisons peuvent aller très loin. Le site web Nike ID vous propose d’inscrire votre nom, surnom ou devise sur vos chaussures : votre identité voisinera avec celle de la marque. Bien sûr, toute inscription nuisible à l’image de la marque sera recalée. Le produit fini est un hybride d’intime et de marchand, de sur mesure et de standard...
Quand un soda vous inonde gratuitement de tee-shirts, bobs et casquettes à son logo, il perpétue un phénomène marginal, aussi saisonnier que l’événement sportif auquel il s’accroche. Mais la voiture Liberty Drive et les coups de fil Spot vous accompagneront, eux, au quotidien. Vous n’aurez pas le droit de choisir les marques qu’ils auront convoyées au plus près de vous. Un passe-droit qui, paradoxalement, comporte un risque : « Si j’étais annonceur, je ne voudrais pas interrompre les conversations téléphoniques. Je me dirais : je vais me faire détester ! », prévient Nicolas Riou. En effet. Les fortune cookies, gâteaux secs qui recèlent un petit papier portant un adage ou une énigme, sont un classique des restaurants chinois aux ...tats-Unis. Certains de ceux-ci ont remplacé le message de leurs petites pâtisseries par une publicité. Sont-ils vraiment sûrs de revoir leurs clients ?
Toujours aux ...tats-Unis, les jeunes des zones populaires sont poussés à acheter du Nike, du Reebok ou autre Tommy Hilfiger par des VRP grimés en tchatcheurs de rue. La pratique, baptisée « Bro-ing » - « franginage » - est dénoncée dans No Logo, le best-seller de Naomi Klein. Lorsqu’ils découvriront la supercherie, les jeunes resteront-ils clients inconditionnels ? On sait désormais qu’une marque présente sur le Net n’augmente pas forcément sa clientèle par du spam. Loin de là.