Consultant pour grands patrons et conférencier renommé, Jacques Attali s’est construit, en dix ans, une réputation d’acteur majeur de la netéconomie. Obsédé par le destin de l’humanité, il revendique le titre d’éclaireur. Mais devenir futurologue ne se décrète pas.
Ce matin-là, Jacques Attali reçoit dans son repaire d’homme d’affaires, le cabinet Attali et Associés, à Paris. Ni marbre ni tapis rouge, en dépit de la proximité de la clinquante avenue Montaigne. Tout juste quelques toiles, des sabliers disposés sur une étagère, pièces extraites d’une collection que l’on devine infiniment plus riche. C’est d’ici que l’ancien sherpa et conseiller de Mitterrand, ancien président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), prodigue ses conseils à l’usage des grands patrons et des chefs d’...tat, armé d’un carnet d’adresses épais comme un dictionnaire, constitué pendant sa période élyséenne. C’est d’ici aussi qu’il dirige la vingtaine de jeunes pousses qu’il a créées, aidées ou financées, en direct ou via son club de business angels, la « Hyper Company ». Attali a - c’est le moins que l’on puisse dire - le sens du moment. Aujourd’hui, après avoir épousé la montée de la gauche ou l’ouverture des pays de l’Est, il se veut penseur et acteur du monde des nouvelles technos. Et tout est fait pour que l’on y croie.
Coup de tabac
Investisseur discret mais frénétique, Attali s’est constitué un portefeuille de start-ups plutôt éclectique. Parfois sans bourse délier, en monnayant du capital contre son aide, son assistance et l’accès à son carnet d’adresses. La plus médiatique de ses protégées, Cytale, développe et commercialise un livre électronique. La plus secrète, Net Intelligenz, fondée avec Maurice Lévy, le président de Publicis, fournit des services de veille stratégique sur Internet. La plus littéraire, Citations du Monde, propose, en ligne, un dictionnaire de 60 000 citations pour adeptes de bons mots prêts à l’emploi. Enfin, Evologic, la plus iconoclaste, opère des modifications génétiques sur des bactéries pour en faire des petits soldats dévoreurs de déchets. « C’est quasiment de la science-fiction », s’enthousiasme Jacques Attali. Mais la science-fiction ne suffit pas à nourrir son homme. Une réserve confortable (2 millions d’euros, un peu plus de 13 millions de francs), amassée auprès de quelques noms du Gotha - Erik Orsenna, Marc Vasseur, Frank Riboud, Nicolas Gaume -, n’ont pas suffi à tenir les jeunes pousses de Jacques Attali à l’abri du coup de tabac. ...vasif, le business angel dresse pourtant un bilan globalement positif de son expérience de netentrepreneur et ne concède qu’un seul échec, celui de Carboulevard, un site internet de vente de voitures aujourd’hui disparu. « Les dirigeants n’étaient pas à la hauteur », tente-t-il de justifier...
Yeux de chouette
Du reste, pour Attali, l’essentiel est ailleurs. Il se prétend tout sauf « homme d’affaires », terme qui suscite chez lui une irrépressible grimace de mépris. Ses amis patrons apprécieront... « Ce qui m’anime, c’est la création », tranche-t-il. Une réponse facile pour un locataire du quartier Montaigne. L’homme assure consacrer le plus clair de son temps à penser, à scruter l’horizon de ses yeux de chouette. Avant le point du jour, lorsque se dessinent ses projets d’écriture. Dans la journée, face à ses innombrables interlocuteurs. « Quand on parle avec lui, on a le sentiment que son regard se perd dans le vide et qu’il pense déjà à autre chose, raconte Jean-Michel Hua, le président de Calligraal, une start-up du portefeuille Attali. Il a un microprocesseur qui tourne plus vite que le nôtre. » La métaphore revient systématiquement. « Je n’ai pas besoin d’ordinateur, j’ai Attali », disait même François Mitterrand. De ce remue-méninges perpétuel, l’homme tire essais - dernièrement Bruits, édition revue d’un texte sur la musique paru en 1977 -, éditoriaux, tribunes et allocutions. Une somme, parfois contestée pour ses nombreux « emprunts », mêlée de savoir et de visions, à la fois érudite et alambiquée, toujours tournée vers Internet et le futur, dont il a fait son fonds de commerce.
Jacques Attali raconte à qui veut l’entendre qu’il entrevoit un univers modelé par les nanotechnologies, irrigué par le Réseau, peuplé de clones et de virus bioinformatiques. Un Nouveau Monde hyper-technologique, servi dans un emballage à faire frémir. Ou sourire. « Vers 2080 [...] cinq groupes financiers contrôlaient plus de la moitié du capital mondial, et une part importante du reste appartenait aux trafiquants d’organes, de clones et de cerveaux virtuels. Cinq milliards de Terriens avaient à peine de quoi survivre », écrit-il ainsi en préambule de Fraternités. La méthode - d’aucuns diraient le marketing Attali -, c’est la propension assumée à surfer sur les fantasmes de la société. « Je crois à la simultanéité de la monstruosité du bien et du mal, confie-t-il. C’est le choc de ces deux cultures qui décidera de l’avenir du monde. Je joue donc sur les peurs pour orienter l’action des hommes politiques vers le bien. Je suis en avant-garde, j’essaie de mêler l’intuition intellectuelle et littéraire et de frapper à toutes les portes pour réveiller la Cité. »
Prêt-à-penser
La méthode agace et pourtant ses concepts font florès sur la planète entière. « Attali colle parfaitement aux fantasmes des Britanniques sur les intellectuels français », observe Richard Barbrook, professeur à l’Hypermedia Resarch Center de l’université de Westminster et théoricien du cybercommunisme. Bill Joy, le cofondateur de Sun Microsystems, explique notamment volontiers dans le magazine américain Wired, que le cinquième chapitre du livre Lignes d’horizon (1990) a fait naître l’idée du langage Java, sorte d’espéranto du langage informatique. Exposée dans le même livre, la théorie de l’homme nomade, membre d’une « hyperclasse » mobile et connectée, a été reprise partout. « Mais attention, prévient Olivier Pujol, le président de Cytale, lui aussi un proche d’Attali. En fait, le nomade que décrit Attali, c’est lui et sa volonté d’ubiquité. Quant à la description qu’il fait des objets nomades, c’est celle de sa trousse de voyage » : un ordinateur portable Dell, un téléphone mobile Ericsson, un livre électronique Cytale.
Car le monde d’Attali n’est pas le Monde. Cet esprit brillant - son cursus (Polytechnique, Mines, ENA, Sciences Po, doctorat en économie) peut en attester - accouche le plus souvent de modèles a priori séduisants mais qui, bâtis sur des fondations vacillantes, versent dans la caricature. Ainsi sa définition de la rave-party, « une juxtaposition d’autistes mimétiques, assourdis de rythmes en boucle, jouissant de leur soumission au vertige du même, dans le simulacre solitaire d’une métaphore oubliée » (dans Bruits, opus cité)... Ou encore cet éditorial publié sur le site attali.com, qui stigmatise la puérilité des masses en dressant un parallèle improbable entre Loft Story et l’élection de Silvio Berlusconi en Italie. On frise le prêt-à-penser façon Alain Minc. « Jacques Attali n’est pas le technicien d’une discipline, défend Jean-Michel Hua, de Calligraal. C’est un honnête homme qui s’enthousiasme pour tout et passe son temps à faire du butinage intellectuel. Ce n’est pas un théoricien, son but n’est pas universitaire. Du point de vue théorique et scientifique, ses propos apparaissent donc contestables. » « Il est certes très soucieux de l’accueil que recevront ses productions écrites, mais c’est tout sauf un pur esprit, conclut Marc Vasseur, son ami et cofondateur de Genset. Jacques essaie surtout d’agir. »
Il a ainsi imaginé et mis sur pied Action internationale contre la faim (AICF). Puis fondé, en 1990, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, dont les marbres ruineux ont laissé un souvenir impérissable. Il a lancé le programme Eurêka, qui, en Europe, encourage les transferts de technologies de l’université vers l’entreprise. Aujourd’hui, il saisit l’opportunité de concilier nouvelles technologies et développement durable, avec Planet Finance, l’association qu’il a fondée, fin 1998, avec Arnaud Ventura et à laquelle il consacre bénévolement la moitié de son temps. Planet Finance met, via le Réseau, des fonds et des compétences financières au service des institutions de micro-financement (IMF) des pays en développement. L’idée n’est pas neuve. « En fait, c’est une copie de rien mais un assemblage d’éléments existants », explique Arnaud Ventura, sentant poindre une nouvelle accusation de plagiat. Devançant les critiques, Attali a d’ailleurs mis la main sur Mohammad Yunus. Le pape du micro-crédit - fondateur de la Grameen Bank du Bangladesh - figure en tête de l’aréopage qui tient lieu de conseil de surveillance de l’institution.
Ambition et mégalo confondues
Ces précautions de forme ne sauraient soustraire Planet Finance à un examen critique. « Le concept n’a pas fait ses preuves sur le terrain, observe un responsable d’ONG. Et les fonds distribués restent dérisoires. » Attali ne nie pas. Mais préfère mettre en avant le travail de professionnalisation accompli via Internet et l’université virtuelle de Planet Finance. « Si l’on fait passer le nombre de clients du micro-crédit de 15 millions aujourd’hui à 500 millions, on peut mettre fin à la pauvreté », s’enflamme-t-il. Une fois de plus, l’idée pourrait séduire. Mais avec ou sans Internet, les plans macroéconomiques les plus brillants - tels ceux du FMI ou de la Banque mondiale - ont déjà montré leurs limites dans la lutte contre la pauvreté. Plus gênant, Planet Finance vise le titre de « Médecins du monde » du micro-crédit, au risque de confondre ambition et mégalomanie... « Jacques est insoupçonnable sur Planet Finance », défendent pourtant ses amis. De fait, son plaidoyer courageux pour une utopie de la fraternité jouerait plutôt en sa faveur. « Déjà, raconte-t-il, le secteur des ONG représente 8 à 12 % du PNB des ...tats-Unis ou des Pays-Bas. Cette tendance annonce le règne de la gratuité, de la fraternité et du plaisir de rendre service à l’autre ; le règne de l’économie de la bienveillance, qui conduira à la marginalisation du capitalisme. » La prophétie fera peut-être fureur avenue Montaigne. Dans les faubourgs de Ouagadougou, elle aura du mal à faire sourire.
Fraternités, 1999, Fayard, 232 p.
Lignes d’horizon, 1990, Fayard, 214 p.
Bruits, 2001, Fayard, 304 p.
Au-delà de nulle part, 1997, Fayard, 348 p.
Toutes les références bibliographiques sur www.attali.com