Victime d’hallucinations auditives, Amer Ghandour extériorise son mal en créant des sculptures sonores. Une symphonie électronique, échaffaudée avec des objets de tous les jours, et propice à l’imagination.
ar intermittence, des sons électroniques s’échappent des sculptures présentées dans la galerie d’art. Une vibration profonde émane d’un objet en forme de nid. Persuadés de déclencher eux-mêmes les sons, les visiteurs agitent les bras, se penchent, tour à tour interloqués et souriants. « Mes machines intriguaient les gens, j’étais mort de rire », raconte Amer Ghandour, qui a exposé ses premières sculptures sonores, il y a quelques années, à Paris, à l’Espace jeunes créateurs du Forum des Halles et à la galerie Carole de Bona.
Depuis, l’artiste a ajouté de nouvelles pièces à son œuvre. Il ne lui en manque plus qu’une, la onzième, dont il a déjà dessiné le plan : un cylindre muni d’un unique haut-parleur, qui dirait le mot « paix » dans toutes les langues. Le travail d’Amer Ghandour, unique, a ceci d’universel qu’il est une tentative désespérée pour guérir. Car le sculpteur souffre d’une maladie cyclique incurable : par moments, un larsen siffle en continu dans sa tête. « La première fois, j’ai cru que je devenais sourd... » Dès les premiers symptômes, il consulte un oto-rhino-laryngologiste qui met sans peine un nom sur son mal. « Acouphène : sensation auditive anormale (bourdonnement, tintement d’oreille) qui n’est pas provoquée par un son extérieur. »
Rien à faire. Amer Ghandour, 40 ans, compositeur de musique électronique, réalisateur de clips et de courts métrages, conseiller musical de Radio France Internationale, est victime d’un mal répandu chez les professionnels de la musique. L’acouphène apparaît généralement à la suite de traumatismes des tympans. Amer Ghandour n’a pas été tendre avec les siens. Il s’est enivré de sons. À Beyrouth, sa ville natale, les transes orientales de la chanteuse Feyrouz ont rythmé son enfance. Plus tard, à Paris, il a fait partie des premiers amateurs de raves et a passé des nuits à danser devant les baffles.
Empreinte digitale
Vivre avec un « biiiiiiiiiiip » dans l’oreille, des jours durant... Angoisse et dépression assurées. Pas de traitement possible : ni les cachets anti-bruit, ni les appareils auditifs à « ultrasons tueurs de sons », ne sont encore au point. « Les acouphènes se déclenchent quand je suis fatigué. Ça s’arrête d’un coup, comme si mon tympan se débouchait. Là, c’est le nirvana total, un vrai moment de silence. » Amer Ghandour affirme avoir découvert, en lisant des revues médicales, que les acouphènes expriment, chez certains, « une version fantasmagorique d’un silence sonore ». C’est pour échapper à ses sons intérieurs qu’Amer Ghandour a décidé d’en fabriquer, afin de les mettre hors de lui symboliquement. Il prend ce qui lui tombe sous la main, un chauffe-plat, des brochettes, une loupe, une bobine, des pinces d’électricien, des bouts de ferraille, une vasque, et donne naissance à des sculptures abstraites. Chacune aura un son, lié à sa nature : « C’est l’empreinte digitale de l’objet », dit-il. Ainsi, Acouphène n°4 est un morceau de branche d’arbre associé à un son « d’aube ou de coucher de soleil ».
La technologie est simple, brute même : chaque acouphène est sonorisé par une cassette qui tourne dans un walkman autoreverse, alimenté par une pile et relié à un haut-parleur. Amer Ghandour compose les musiques sur son synthétiseur. Il choisit un son, puis l’étire, le compresse, l’inverse, fait varier son volume, sa vitesse, sa tonalité, sa fréquence, rajoute des effets... Résultat : des bruits électroniques mouvants, non identifiés, propices à l’imagination.
« Ce sont comme des voix, glisse Ghandour. Chaque sculpture isolée doit être agréable à entendre. Leur réunion au sein d’une seule pièce fait que l’on se balade dans une ambiance musicale complètement homogène. Les sons sont isolés par des silences bien déterminés. Chaque acouphène meuble le silence de l’autre. Ils se chevauchent, repartent ensemble. » Amer Ghandour assure que sa création n’est qu’un fond sonore relaxant. Il permet à son auteur de regarder la télé – ou de se plonger dans une autre musique : cette symphonie d’acouphènes n’est pas faite pour être écoutée. Seulement entendue.