Le site « Poésie française » est l’œuvre d’une société d’ingénierie informatique, Webnet. Impulsé par un patron amoureux des belles lettres, il est devenu l’objet d’un nouveau culte d’entreprise.
Le bureau est exigu. La table de travail, impeccablement rangée. Les étagères, bondées d’éditions de poche. Hugo, Verlaine, Ronsard, Du Bellay, Pouchkine, Lamartine, Sainte-Beuve… Uniquement de la poésie, hérissée de Post-it jaunes. L’anthologie de la poésie française, de Georges Pompidou le normalien, est en bonne place. Ces pages, Claude Vasquez les a lues et relues. « Dix mille poèmes, rien que sur ces huit derniers mois », lâche-t-il. Normal, il est « Gardien des poèmes » chez Webnet, une société d’ingénierie informatique installée à Boulogne-Billancourt. Autant dire que ce quadragénaire exerce un métier unique dans un contexte surprenant : Claude travaille aux côtés de 80 ingénieurs qui s’activent sur les intranet et extranet de France Télécom, Renault, La Poste, et autres. La tâche de Claude consiste, pour l’essentiel, à sélectionner une vingtaine de poèmes par semaine, à les scanner et à les mettre en ligne. Au final, se compose chez Webnet une anthologie numérique de la poésie qui regroupe aujourd’hui 3 000 œuvres et 200 auteurs francophones. « C’est un peu un rêve, ce métier », susurre le timide érudit.
En fait, Claude réalise – par procuration – le fantasme de son patron, Thierry Schwab, 53 ans, polytechnicien. Si Schwab a choisi la voie du business, et même de l’e-business, il assure qu’il aurait pu devenir artiste, musicien, écrivain… Comme son propre père, « auteur-compositeur à succès dans les années 50 ».
En janvier 1996, quand il crée sa société, il décide de lancer conjointement un site consacré à la poésie. Le moteur de recherche mis au point pour la circonstance doit pouvoir répondre, sans délai, au tarabustant « un vers me trotte dans la tête, impossible de trouver d’où il vient ». Schwab et son équipe ne renient pas leur culture d’ingénieur : l’initiative doit leur permettre de mettre au point et de tester le moteur de recherche qu’ils ont conçu. Et ça marche. Gratifié de 600 000 pages vues par mois, poesie.webnet.fr, la branche lyrique du site maison, est devenu l’un des principaux rendez-vous culturels du Web français. Acteur de la dernière édition du Printemps des Poètes, Schwab a présenté son bébé sur le plateau de Ruth Elkrieff sur LCI. « Même si ce n’était pas l’intention de départ, ce site a pris valeur d’outil marketing. C’est une composante importante de notre communication », reconnaît-il sans ambages. En visite à Boulogne-Billancourt, les clients de Webnet ne coupent pas à une présentation du site poétique.
Un espace privilégié, sans lien manifeste avec l’entreprise, se contentant d’illustrer son éthique et son sens du partage... Mais récemment, ces valeurs sont devenues plus difficiles à défendre : depuis le début du mois d’avril, l’identité de Webnet s’appuie franchement sur son florilège d’alexandrins et d’octosyllabes. La discrète phrase de présentation s’est enrichie de l’interview vidéo du PDG sur LCI. « Savez-vous que Webnet est aussi spécialiste de l’e-RH ? » demande un bandeau déroulant. Les amateurs de Baudelaire et de Clément Marot seront-ils sensibles à cette communication ? Pas sûr. Certains y verront le franchissement d’une ligne blanche, celle du désintéressement, d’autres jugeront la démarche légitime.
Quatrain du jour
Ici, c’est la culture même de l’entreprise qui est imbibée de poésie. Dès l’entretien d’embauche, elle est là : Thierry Schwab présente à son futur salarié le site de poésie comme « la réalisation majeure de la société ». Sur la page d’accueil de l’intranet, la poésie revient, avec le quatrain du jour. Sur le forum, des débats s’attardent sur la place à accorder aux poèmes en langue régionale, ou fustigent la misogynie de Musset. Lors du déjeuner, « les discussions balancent entre poésie et football », jure une responsable. ...tonnant, pour une population plutôt scientifique, peu sensibilisée, durant son cursus, à l’art des vers. Claude Vasquez, le Gardien des poèmes, doute de l’unanimité de l’engouement : « Ce n’est pas inscrit dans leur fonctionnement cérébral ! Et d’ailleurs, beaucoup n’osent pas se mettre à la poésie et encore moins le montrer. Cette passion ne cadrerait pas avec leur image sociale d’ingénieur. »
En interne, pourtant, pas de détracteurs manifestes. Au contraire, des visiteurs réguliers du site, et même quelques fervents. N’en déplaise au Gardien, c’est l’occasion pour certains de tordre le cou aux idées toutes faites. « On imagine l’ingénieur informaticien embusqué derrière ses petites lunettes et son écran, ne rentrant chez lui que pour mettre en marche son ordi personnel. Mais cet ingénieur peut être sensible à cette forme d’art – et prendre le temps d’en parler », note Pierre Manoury, chef de projet. À l’évidence, le poétiquement correct a pris ses racines chez Webnet. Après le saut à l’élastique et la table de ping-pong, les sonnets de Ronsard et les odes de Hugo, nouveau ciment de l’entreprise moderne ?