À 43 ans, Debra Harry dirige l’Indigenous People’s Council on Biocolonialism.
Pour vous, qu’est-ce que le biocolonialisme ?
Pour nous, le biocolonialisme est le résultat d’un processus très ancien, qui consiste à extorquer le pouvoir et à exploiter les ressources des indigènes. Aujourd’hui, chaque jour, quelque part dans le monde, du sang est prélevé, chez une population, par des scientifiques blancs curieux d’en connaître la composition génétique. Tout cela se passe sans aucune garantie de respect des droits de l’homme. Les donneurs ne comprennent rien à toutes ces manipulations d’ADN. Ils n’auraient certainement jamais consenti à ce genre de recherches, s’ils en comprenaient toutes les implications. Tout le monde prospecte dans tous les sens pour trouver la pépite génétique. Et cette nouvelle tendance détourne énormément de fonds qui seraient plus utiles ailleurs. Les recherches sur les gènes humains ne portent que des promesses vides. Tout le monde sait que la plupart des maladies et des problèmes de santé dont souffrent les populations indigènes sont dus aux conditions environnementales, économiques et sociales, et ne trouveront certainement pas de solution grâce à la génétique. On sauverait plus de vies en utilisant les mêmes millions de dollars pour améliorer les soins de base, l’eau et la nourriture.
D’où vient votre combat contre le biocolonialisme ?
Je suis une Indienne américaine de la tribu des Paiute du Nord, qui compte 5 000 âmes, réparties entre le sud de l’Oregon et le sud de la Californie. Je vis dans la réserve de Pyramid Lake, dans le Nevada, avec mon fils de 19 ans. Lui, il s’intéresse surtout à la danse traditionnelle. Mais, moi, à son âge, j’étais déjà activiste : dans notre communauté, nous manifestions contre l’emploi d’Indiens dans les mines d’uranium du Nevada. En 1993, la commission contre le racisme du World Council of Churches m’a demandé de faire un article et j’ai choisi d’écrire sur le Human Genome Diversity Project (lire l’article p. 28). J’ai donc commencé à examiner ce projet international de recherche, qui consistait à étudier 750 peuples indigènes dans le monde. Depuis, je ne m’en suis plus détachée… [rires] Puis, j’ai rencontré plusieurs chercheurs qui ont été à l’origine du projet, comme le professeur Cavalli-Sforza de Stanford. J’ai été frappée de voir qu’ils n’avaient pas de réponses à la plupart des questions et des critiques que les indigènes leur adressaient. Une fois, Cavalli-Sforza m’a même dit : « ...coutez, nous ne savions pas du tout que les indigènes pourraient s’opposer à ce projet. Nous sommes des chercheurs en génétique, pas en sciences sociales. » Pourtant, certains indigènes avaient bien saisi qu’il y avait un risque pour que des gens utilisent ces analyses génétiques dans le but, par exemple, de réécrire l’histoire des migrations et des peuples. Le fait de soi-disant découvrir, grâce à la génétique, que telle tribu ne vient pas d’où elle pense venir, peut remettre en question son droit de propriété sur un territoire. La science est aussi politique. Et la science indigène a autant de valeur que la génétique.
Quelle est la mission du Indigenous People’s Council on Biocolonialism ?
Créée en 1999, l’IPCB rassemble des personnes, « natives » ou non, avec lesquelles je travaille depuis huit ou neuf ans et qui ont toutes des liens directs avec différentes communautés indigènes. Nous avons des leaders spirituels, des avocats « natifs », des généticiens et des activistes qui s’opposent aux manipulations génétiques. Nous travaillons, grâce à notre site internet et notre newsletter qui compte 200 abonnés, avec les grands rassemblements et forums de populations indigènes. Nous avons fait une série de conférences, notamment en Nouvelle-Zélande, avec les Maoris. Nous voulons nous assurer que les gens disposent d’une information fiable sur les recherches génétiques et sur leurs implications, afin qu’ils puissent effectuer leurs propres choix. Pour ce faire, deux employés travaillent à plein temps, dans la réserve indienne de Pyramid Lake dans le Nevada. Nous entretenons de très bonnes relations avec tous les activistes qui combattent les biotechnologies dans le monde et nous disposons d’un réseau d’associations et d’individus autochtones, aux ...tats-Unis, au Canada, dans le Pacifique sud, en Amérique latine et aux Philippines… Il n’y a eu, pour l’instant, qu’une seule réunion nationale sur le biocolonialisme, en octobre 1997, dans le Montana, aux ...tats-Unis. Il y a quatre ans, parler de biocolonialisme était trop précurseur. Mais, si nous en faisions une autre aujourd’hui, je sais qu’il y aurait beaucoup plus de participants.
Que savent les indigènes du biocolonialisme ? Comment réagissent-ils ?
Dans le cas des Indiens d’Amérique, les modifications génétiques et toutes les manipulations d’ADN humain en général sont absolument en conflit avec notre vision du monde et de l’humain. Le corps est considéré comme sacré, même au niveau cellulaire, parce qu’il contient une étincelle de la vie. En gros, nous ne voyons pas notre corps comme les scientifiques, qui ont un détachement complet. Ce qui nous intéresse, c’est l’hérédité, l’être physique que nos ancêtres nous a légué et que nous transmettrons à nos enfants. La plupart des indigènes, quand ils ont l’occasion d’avoir une discussion sur les recherches génétiques et d’y réfléchir, disent que la génétique est peut-être une science pour « les autres », mais que ce n’est pas une science pour « eux ». Beaucoup pensent qu’il serait plus équitable que les sociétés versent plus d’argent ou financent l’éducation des enfants ou un transfert de technologie quelconque, ou versent des royalties sur les résultats. Mais, en fait, c’est faux. Car il y a une notion fondamentale : notre patrimoine génétique ne peut être acheté, vendu, changé, manipulé ou réparé. C’est un cadeau du Créateur. Pour résumer, la plupart des peuples indigènes disent : « Laissez-nous tranquilles ». Il faut se souvenir qu’il s’agit de communautés très vulnérables, de populations qui font partie des plus pauvres du monde et qui sont exploitées pour la recherche. Le niveau de conscience des indigènes est très, très faible, car les chercheurs, publics ou privés, ne donnent pas toutes les informations aux communautés qu’ils étudient. Il n’y a pas de processus démocratique.
Vous avez mis au point des directives et un protocole que les indigènes peuvent suivre si des recherches génétiques sont menées sur eux…
Le modèle actuel de la recherche scientifique va du haut vers le bas, de l’extérieur vers l’intérieur : les chercheurs se posent une question, trouvent des financements et viennent ensuite nous en parler. Nous essayons de renverser cette logique. S’il y a un problème scientifique qui peut avoir un intérêt pour une tribu, elle doit être en mesure de l’évaluer elle-même et de contrôler le processus, du début à la fin. Nous avons donc développé un outil de régulation, un cadre juridique. La plupart des tribus ont leur propre juridiction, qui s’exerce sur leur territoire et leur peuple. Elle a la même force légale que toutes les autres. Pourtant, il n’y a, aujourd’hui, aucune protection contre les chercheurs, si ce n’est les codes de bioéthique, mais ces derniers n’ont pas force de lois. Si quelqu’un viole votre droit au consentement éclairé, il peut éventuellement se voir retirer ses financements, mais il n’y a pas de véritable sanction. Quand je parle avec des autochtones, je leur dis de ne pas avoir peur de la science ou de son vocabulaire, et d’essayer de comprendre le biocolonialisme dans des termes qui leur sont familiers.
Quelle stratégie de combat envisagez-vous ?
Au niveau global, nous nous battons pour qu’il soit établi que la vie n’est pas une matière première, pas une denrée. « Pas de brevets sur la vie » est vraiment le slogan qui résume le mieux notre position. Je pense que si l’on supprimait l’incitation au profit, beaucoup de nos problèmes disparaîtraient, non seulement en ce concerne les indigènes, mais au niveau de la société en général. Alors, la recherche scientifique pourrait peut-être devenir vraiment intéressante. Financée par le public et pour le public. Aujourd’hui, la recherche est financée par le public, mais elle bénéficie au secteur privé. Aux ...tats-Unis, seul le Congrès peut fixer des limites à la brevetabilité, mais le public ignore encore largement le problème et reste silencieux. Et pourtant, tout le monde a un haut-le-cœur quand il entend que quelqu’un a breveté les gènes d’une population. Je pense que ce sentiment de dégoût n’est pas un hasard... Au fil du temps, tout est devenu une matière première, sujette à une appropriation privée et qui peut devenir source de profit. La vie ne doit pas l’être.