Sur ce site, on peut acheter ses cigarettes deux fois moins cher que chez le buraliste : 10 francs le paquet. Une arnaque ? Non, un duty-free « virtuel » qui se joue de la légalité.
Cela sonne comme un rêve de fumeur : un site vend des cigarettes pour 15 dollars (environ 106 F) la cartouche, soit 10 francs le paquet. Trente grandes marques de clopes sont ainsi disponibles sur yesmoke.com, avec paiement sécurisé (par carte ou virement bancaire) et livraison à domicile en quelques jours. Lancé en février 2000, le site suisse a trouvé une formule magique : les cigarettes sont importées en Suisse, puis stockées dans un entrepôt de transit sous contrôle des douanes fédérales. Destinées à l’export exclusivement, elles ne sont pas taxables en Suisse mais dans le pays de vente. À chaque commande en ligne, les cigarettes sont expédiées par la Poste suisse, cartouche par cartouche, dans des emballages plats en forme de livre. À l’arrivée, le consommateur se rend à son bureau de poste récupérer son paquet. Théoriquement taxables par les douanes du pays de destination, les milliers de petits paquets de faible valeur passent en fait les mailles du filet.
Import-export de combat
Les vertus de ce duty-free « virtuel » font, bien sûr, de plus en plus d’adeptes. Gian Paolo Messina, cofondateur de Yesmoke, affirme avoir vendu environ 100 000 cartouches depuis l’ouverture du site. « Dès que les clients entendent qu’un de leurs amis a vraiment reçu sa commande, nous bénéficions d’un énorme bouche-à-oreille », dit-il. Selon Messina, les 20 000 clients, en majorité américains, commandent, en moyenne, quatre cartouches par mois. Les prix exorbitants du tabac placent le Royaume-Uni en tête des acheteurs européens, devant la France, l’Irlande et l’Allemagne.
Lancé sans publicité ni campagne de presse, Yesmoke est l’œuvre de mystérieux personnages. Gian Paolo Messina, « businessman autodidacte » de 40 ans, a lancé le site avec son frère Carlo et des « partenaires » qui souhaitent rester anonymes. Yesmoke.com appartient à la société suisse Otamedia qui héberge, dans ses locaux de Lugano, les deux frères et les quatre permanents chargés du suivi clients. « La technique, la logistique, les achats et la comptabilité sont assurés par des partenaires extérieurs », esquive Gian Paolo. Les frères Messina se considèrent comme des pionniers et voient dans leur montage le futur de l’e-commerce. Achetées au fabricant ou à des grossistes européens par container de 50 000 cartouches, les cigarettes leur coûtent, en moyenne, moins de 6 francs le paquet. « Les sites qui nous concurrencent ou nous copient sont tous plus chers parce qu’ils n’achètent pas d’assez grosses quantités. Il y a même des concurrents malins qui se fournissent tous les jours chez nous pour revendre, avec plus-value, sur leurs pages web. » Effectivement, une trentaine de discounters de cigarettes en ligne vendent la cartouche entre 140 et 200 francs.
Visiblement aguerris à l’import-export de combat, les frères Messina protègent leurs secrets et leur argent : Otamedia Suisse est une succursale de Otamedia Limited qui est, elle, domiciliée sur l’Ile de Man, une dépendance de la couronne britannique officiellement répertoriée par l’OCDE comme paradis fiscal. Avec pour objet social le « commerce général », Otamedia garde l’identité de ses actionnaires secrète grâce à un Intertrust, un « prestataire de services » qui sert de prête-nom.
Blonde légère
Le rideau de fumée mis en place par les frères Messina est nécessaire. Car la légalité de Yesmoke est, bien sûr, douteuse. « Il n’est pas autorisé d’exporter des cigarettes par la Poste », assure Herman Kästli, vice-directeur des douanes fédérales suisses qui n’a, par ailleurs, pas connaissance du cas Yesmoke. À cette infraction d’origine s’ajoutent les particularités du droit fiscal national de chaque pays de destination. En France, les chefs d’accusation ne manquent pas. « En fait d’Internet, c’est de la vente par correspondance. Pour être légale, la société devrait avoir une implantation en France qui s’acquitterait des droits de douane en important par grandes quantités, ensuite réexpédiées par colis vers les clients finaux. Yesmoke fait un usage abusif de la tolérance accordée aux voyageurs, qui peuvent importer une cartouche », décrypte Jean-Paul Lassou- Silleul, le responsable communication des douanes françaises. Yesmoke évite ainsi les 58,30 % de droits de consommation et les 19,6 % de TVA. De plus, Yesmoke contrevient au monopole de distribution réservé aux débitants de tabac.
Mais seuls les services de douanes postales sont à même d’intercepter chaque petit paquet et de remplir la paperasse nécessaire... Et, à ce jour, les seuls à avoir réagi sont les Anglais et les Autrichiens, qui ont respectivement taxé 3 000 et 300 paquets. Pas de quoi dissuader les accros. Interrogé par Transfert, le porte-parole de Philip Morris International joue les bons élèves : « Nous soutenons tous les efforts des ...tats pour appliquer la législation fiscale en vigueur. Mais nous rappelons que nous ne vendons jamais nos produits en direct... » L’Union européenne a pourtant déposé, en novembre dernier, une plainte contre les deux géants du tabac américain, RJ Reynolds et Philip Morris, pour complicité de contrebande de cigarettes. Estimé à plusieurs milliards de dollars, le problème du commerce illégal de tabac dépasse largement le cas particulier de Yesmoke. Et Gian Paolo Messina se frotte les mains en fumant une blonde légère : « Nous avons de grands projets sur Internet. Il faut inventer l’équivalent des duty-free en ligne. »