La musique en ligne va-t-elle devenir payante ? Artistes et producteurs ne sont pas prêts de trouver une réponse à cette douloureuse question.
« Il faut fermer Napster... La musique en ligne n’est pas gratuite... Les internautes sont tous des pirates ». Pendant plusieurs mois, l’industrie musicale française a multiplié les menaces à peine voilées en direction du MP3, le format de compression qui permet de télécharger des fichiers musicaux sur le Web. Mais, en décembre 1999, la valse-hésitation entre tenants et adversaires du MP3 s’est transformée en véritable guerre. D’un côté, les gestionnaires des droits : la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), la SCPP (Société civile des producteurs phonographiques) et les maisons de production. De l’autre, les sites de téléchargement et les webradios. Décembre 1999 a ainsi vu une plainte de la SCPP déboucher sur une condamnation pour hébergement et téléchargement de fichiers MP3 illégaux. Une semaine plus tard, la SACEM et le site FranceMP3 signaient un accord sur les droits d’auteur.
Si cette guerre a ses escarmouches et ses traités, elle n’a rien d’une croisade. Le premier et seul objectif de ses protagonistes demeure l’argent. Le pactole est de taille : à en croire le département des droits phonographiques de la SACEM, Internet véhicule aujourd’hui près de 25 millions de fichiers musicaux non autorisés... Or, sur cette question, le flou juridique domine. On juge, on condamne, on négocie à tout va, mais aucune politique globale n’est mise en place. « Rien n’est clairement défini. Les instances, telles la SACEM ou la SCPP, tentent de croquer un bout du gâteau sans pour autant régler les problèmes, confirme Daniel Ichbiah, auteur du livre Génération MP3 (1) et l’un des meilleurs spécialistes français de la question. Des lois sur la propriété intellectuelle existent. Encore faudrait-il les faire évoluer en même temps que la technique. »
Code de conduite confus
Chaque situation relève du cas particulier. Or, aujourd’hui, la SACEM et la SCPP ne font guère de différence d’échelle entre une webradio commerciale dépendant d’un grand groupe et sa minuscule sœur associative : NetRadio, tombée dans l’escarcelle de Liberty Surf, et Radioceros, petite start-up proposant de la musique à la demande, doivent officiellement s’acquitter des mêmes droits d’auteur. À savoir 6 % des recettes publicitaires et un forfait de 6 500 F pour 1,5 million de pages vues. Le problème ? Le site de Radioceros ne comporte même pas de pub ! Plus grave, les pressions de la SACEM ou de la SCPP ont contraint Laurent Nicolas, animateur des Nuits Off sur Radio Libertaire et auteur du site du même nom, à ne plus diffuser en ligne les titres qu’il passe à l’antenne - et pour lesquels il acquitte déjà des droits d’auteur. D’autres, comme le site Musique et Bide ont dû fermer face aux exigences de leurs interlocuteurs. La SCPP leur réclamait 50 000 F pour l’année 2000, 75 000 F pour 2001 et 100 000 F pour 2002. Exorbitant pour trois copains amateurs de raretés et groupés en association. D’autant qu’une partie des titres diffusés n’étaient même plus commercialisés. De son côté, la SACEM réclamait à la webradio un forfait mensuel de 1 500 F. Car sans royalties, pas de diffusion autorisée.
« Ce n’est pas parce que l’on propose du MP3 qu’il ne faut pas jouer selon les règles. Après, c’est une question de prix... », modère ...ric Legent. Pour le fondateur de FranceMP3, site qui propose 36 000 titres en téléchargement, la voie légaliste est la bonne. Legent a été le premier à signer un accord sur les droits d’auteur avec la SACEM, à laquelle le site reverse 1,20 F par morceau téléchargé, plus un forfait mensuel au prorata des pages vues. D’autres s’apprêtent à suivre cet exemple, mais les signatures tombent au compte-gouttes car les négociations traînent. « Certes, on nous reproche une certaine passivité, confirme Claude Gaillard, directeur adjoint de la SACEM. Mais Internet est notre priorité pour 2001. La chose est sûre. Même si nous rencontrons des difficultés, dûes à la particularité du médium et à la coordination de chantiers délicats. »
Jusqu’à présent, chaque société d’auteurs gérait les droits des artistes territorialement. Or, avec Internet, la notion même de répartition géographique devient obsolète. Parmi les codes de conduite, encore confus, qui s’échafaudent, une initiative sort du lot : le Fast Track qui réunit les Français de la SACEM, les Espagnols de la SGAE (Sociedad General de Autores y Editores), les Italiens de la SIAE (Societa’ Italiana degli Autori ed Editori), les Américains de la BMI (Broadcast Music Inc.) et les Allemands de la GEMA (Gesellschaft für Musikalische Aufführungs und Mechanische Vervielfältigungsrechte). But de cette alliance, lancée en janvier 2001 : la gestion collective des droits d’auteur en ligne. « Il faut trouver une solution dans un cadre international. Il est absurde de ne mettre en place que des moyens franco-français », note Claude Gaillard. Doté d’un budget frisant les 5 millions de dollars, le Fast Track a lancé trois projets : délivrer des licences d’autorisation de diffusion, autoriser leur déclaration en ligne, assurer la mise en commun de la documentation des cinq sociétés d’auteurs qui le composent. Mais l’alliance n’est que temporaire : en 2002, un premier bilan sera dressé et les statuts modifiés si besoin est.
Manque de culture
Dans leur tentative de mise au pas du Net, les sociétés de gestion de droits souffrent pourtant d’un manque flagrant de culture du milieu. Bon nombre des producteurs, artistes ou « sages » liés à la SACEM, assimilent toujours le MP3 au piratage : « Pour eux, confirme Daniel Ichbiah, un internaute qui télécharge de la musique ou l’écoute en ligne est un pirate en puissance. Faux ! Il faut d’abord savoir télécharger, copier sur son disque dur, graver un CD... Ça prend du temps. Les gens préfèrent encore acheter des disques. » D’ailleurs, si le téléchargement n’est plus réservé aux experts - 1,5 million de personnes revendiquent sa pratique, soit un quart des internautes français - seuls 6 % d’entre eux gravent ces fichiers sur CD.
Si la SACEM et la SCPP continuent à traquer les pirates en ligne, elles changent doucement leur fusil d’épaule. Car le problème se situe bel et bien dans le stockage des œuvres et non dans l’écoute en ligne ou le simple téléchargement. La commission Brun-Buisson, mise en place par le gouvernement Jospin en mars 2000 pour fixer une taxe spécifique aux nouveaux supports numériques a enfin rendu sa copie, le 21 décembre dernier, après neuf mois de discussions : les CD vierges sont taxés depuis janvier, à hauteur de 2,15 F pour les
CD-R et 3,70 F pour les CD réinscriptibles (CD-RW). Mieux, le 15 janvier, dans une interview au Figaro, la ministre Catherine Tasca a annoncé la création d’une taxe sur les ordinateurs. Reste à régler le problème de la répartition de ces taxes, qui devraient être reversées aux auteurs-compositeurs au titre de la copie privée. Il est trop tôt pour savoir ce qui leur reviendra effectivement. Mais ce procédé sera de toute façon plus lucratif que les droits perçus sur les téléchargements payants, une démarche encore peu répandue chez les internautes. Sur 300 000 écoutes mensuelles, FranceMP3 revendique non pas 100 000, non pas 10 000, mais un peu plus de 110 téléchargements payants...
(1) Génération MP3, la victoire de la musique, Daniel Ichbiah
...ditions Mille et une nuits, septembre 2000, 205 p., 49 F