L’Anglais Mike Slocombe est le roi des graphistes freelance et activistes. Il a créé le webzine Urban 75, considéré comme
une référence sur le Web indépendant.
« Mon immeuble est inratable, ça ressemble à une immense prison avec, au milieu, un checkpoint d’Allemagne de l’Est. » Paradoxalement, Mike Slocombe est assez fier de sa déprimante barre HLM fichée au centre de Brixton, une banlieue du sud de Londres. Un coin que ce quadra gallois à dreadlocks a rejoint à 18 ans pour jouer de la batterie « dans tout un tas de groupes de punk de merde ». Aujourd’hui, les digicodes ont remplacé les toxicomanes et son quartier pauvre, superactif et réputé dangereux, accueille depuis peu pubs et disquaires à la mode.
L’homme rentre de New York, il est pressé. Pour un « gros client américain », il réalise le design d’un site de communauté pour jeunes, « qui a le mérite d’être sans bannières de pub ». De retour dans son fief londonien, Mike Slocombe doit également mettre à jour le webzine qu’il a créé : Urban 75. Dans le minuscule bureau tout en longueur du premier étage de son appartement, il s’acharne depuis des années sur ce site militant, au contenu pléthorique et au design élégant. Magazine, action, raves, drogues, punch, football et inutiles : la Rolls des sites pour gentleman activiste aligne les rubriques énigmatiques.
Mike Slocombe s’affirme homme de convictions. C’est d’aillleurs comme ça qu’a commencé sa success-story dans le Web. Supporter pratiquant d’un club de losers, Cardiff City, il fonde en 1995 Football Fans Against the Criminal Justice Act, une association contre une loi du gouvernement Major qui s’en prenait aux minorités. Ainsi engagé dans l’underground militant, il reçoit alors son premier modem de ses amis rockers du groupe The Levellers. Logé à Cool Tan, un squat de ravers installé dans une ancienne usine de crème solaire, il monte des sites et apprend sur le tas tout ce que ne lui offrent pas ses études de graphisme au Camberwell College of Arts. « Les profs ne savaient même pas ce que c’était que le Web, mais c’était cool d’être dans l’ancienne école de Syd Barret [l’âme folle des Pink Floyd, NDLR]. »
Son odyssée de webdesigner commercial démarre l’année suivante, quand Snickers le contacte pour faire Mega Football, un site européen de sponsoring. Pour ce premier job, Slocombe tapisse le site de ses photos des supporters de Cardiff, « en rajoutant un peu de flou pour que le client se croie à Wembley ». Le site reçoit de nombreux prix et le téléphone de Slocombe n’arrête plus de sonner. Les entreprises qui découvrent le Web s’arrachent rapidement ce freelance génial. En Angleterre, puis aux ...tats-Unis, il est tour à tour webdesigner et consultant pour la BBC, Morgan Stanley, Virgin Radio, WebMedia ou Coca-Cola. Toujours « dangereusement franc et brutal avec les clients », il transforme l’intransigeance en avantage concurrentiel. « C’est comme quand tu dis aux maisons de disques que tu ne veux surtout pas être signé chez eux, ils te courent après deux fois plus. »
Entre deux « ménages », le freelance se transforme en activiste, roi du télétravail militant. « Le Réseau met tout le monde sur un pied d’égalité. » Tout le milieu alternatif anglais pousse de l’info vers cette vitrine : Urban 75 relaie le fil d’actualité des militants de Schnews, les manuels pour manifestants du site Squall ou les vidéos du collectif Undercurrents. Pour garder son âme, Mike, un rien schizophrène, pose des limites à ses jobs commerciaux et se fait une fierté d’avoir refusé des contrats juteux pour Nike ou Nestlé : « Nestlé impose son lait en poudre en Afrique. J’ai pensé à prendre le job pour tout réinvestir dans un contre-site. Mais ça aurait quand même été un suicide commercial. » Presque naïvement, Slocombe assimile freelance et indépendant et voit son statut comme une profession libertaire. La moquette neuve des bureaux de dotcoms lui brûle les pieds. Il a endossé le côté activiste communautaire des éco-warriors et le « Do-it-yourself » individualiste des punks. Le tout appliqué au webdesign de demain. « Pour moi, les Sex Pistols, c’est “Arrêtons de causer, just do it !”. » Un temps d’arrêt et le rebelle se rend compte qu’en guise de devise punk, il vient de citer le slogan de Nike...
Dans les années 60, les militants auraient sûrement traité Slocombe de vendu... « Ça n’a rien à voir. À l’époque, la pub restait dans un univers conformiste. Aujourd’hui, pour peu que sorte un bon morceau de drum & bass, il sera dans une pub Nike trois semaines plus tard. On voit même des portfolios de mode sur le style de fringues des eco-warriors. » Et d’enchaîner : « Je crois qu’il faut rentrer à l’intérieur du système plutôt que de l’attaquer de l’extérieur. Je ne me compromets pas plus aujourd’hui que quand je portais des sacs de 50 kilos de zeste d’orange pour Schweppes ou que je raclais la graisse de bacon dans la cuisine du resto d’entreprise de l’usine Kodak du coin. Le must pour un végétarien ! » Pour Slocombe l’ex-intermittent du punk, le succès d’Urban 75 est la seule justification morale. « Je veux que les gens voient que la culture alternative ne se limite pas à des tracts en noir et blanc. » Acclamé dans les médias, Urban 75 a aussi le chic pour être cité dans des supports respectables, de USA Today à Vanity Fair. En juillet, Urban 75 a eu 540 000 visiteurs uniques. Pas peu fier, Mike n’oublie pas de mentionner que la présidente de Yahoo ! Europe a cité son bébé comme son site préféré le mois dernier. Fier d’une reconnaissance qui vire au consensus, Slocombe s’emploie à rester les pieds sur terre et à garder un train de vie raisonnable, autour de 20 000 livres (207 000 francs) par an. « On ne sait jamais. Les gens changent. On est un jeune homme en colère un jour et on se retrouve, le lendemain, assis dans un fauteuil en cuir, à causer de sa nouvelle voiture. » Rangés dans le couloir de l’entrée, deux VTT jouent encore les garde-fous.
« Claquer la Spice Girl »
En parvenu anticonformiste, Slocombe promeut l’émulation plutôt que la confrontation. En mai 2000, il figurait sur la couverture d’Internet Magazine, parmi les 50 acteurs majeurs du Web en Angleterre. « Je suis là sur la photo, perdu dans une mer de millionnaires en costume. J’espère que les jeunes qui verront ça se diront : “Putain, il est là, mais son site reste totalement indépendant”... » Dans les centaines d’e-mails qu’il reçoit chaque jour, quelques étudiants et militants avouent, reconnaissants, être passés à l’action grâce à Urban 75. Mike se plaît en figure modèle, en grand-frère militant, lui dont le seul aîné s’est très vite rangé dans la banque et dont le père est décédé quand il avait 6 ans. Slocombe consacre un jour par semaine à donner des séminaires politiques ou artistiques à l’université de Brighton, siège au jury de plusieurs concours de design et de publicité online et a accepté de faire un livre de graphisme multimédia, à paraître en mai prochain. « On en a tous marre des sites identiques et des directions artistiques aseptisées, pleines de high tech m’as-tu-vu. » Dans l’article que Mike est en train d’écrire sur le Web et la politique, il prêche pour la réhabilitation de l’humour dans la gauche, favorisée par Internet qui attire ses lecteurs vers les coins les plus hilarants et déjantés. « Je crois qu’il faut attiser la curiosité des gens, les amener à réfléchir par des biais inattendus. Les pages football, les galeries photos et, surtout, les jeux d’Urban 75 attirent beaucoup de visiteurs qui, ensuite, se trouneront vers des sujets plus ardus. » Réjouissants et débiles, ces dizaines de jeux cultes invitent à « cogner un politicien », à « claquer une Spice Girl » ou à « défoncer une marque », en lançant un pavé dans une enseigne Nike, Shell ou Mac Donald’s. Mike Slocombe sourit : « Les entreprises peuvent dépenser tout l’argent qu’elles veulent, les internautes se tourneront toujours vers les fous. »