La « cyberlicence » d’Albi, spécialisée dans le droit du multimédia, permet de suivre en vidéoconférence des cours diffusés depuis la fac de droit de Toulouse.
Surtout, parlez lentement, en détachant bien chaque mot : « L’édit de Moulins de 1566 avait pour but d’éviter que le roi ne dilapide les biens du domaine de la Couronne. C’est pourquoi... » Valérie Cabrol lève le nez de sa feuille. La jeune chargée de TD, docteur en droit public à la fac de Toulouse, interrompt son cours quelques secondes : au premier rang, un de ses élèves vient de se lever brusquement, hilare. Valérie l’a vu, mais ne l’entend pas. À environ 65 kilomètres, dans une salle de l’université d’Albi dans le Tarn, l’étudiant s’est déjà rassis sur sa chaise. Valérie Cabrol consulte l’horloge numérique de l’écran de télévision qui la relie à sa classe par vidéoconférence. La première demi-heure de « télé-tutorat » vient juste de se terminer.
Tous les jours, de 8 h 30 à 11 heures, au lieu de se rendre en amphi, les 22 élèves de la « cyberlicence » de droit, inaugurée en octobre à Albi, consultent sur l’intranet de leur fac des cours élaborés spécialement pour eux. Après leurs deux heures et demie « d’étude » sur écran, les apprentis juristes sont mis en connexion avec une salle exiguë de l’université Toulouse 1, à deux pas de l’...glise Saint-Cernin : cette séance de télétutorat permettra de souligner les points essentiels de la leçon du jour. Certains de ces étudiants n’ont que quelques notions d’informatique, mais l’un d’eux a déjà monté une start-up. La licence de droit d’Albi n’est pas seulement cyber par sa méthode. Une partie du second semestre de cours sera consacré au droit du multimédia. Du coup, l’initiative a attiré des postulants au-delà d’Albi. Près de la moitié des élèves qui ont choisi d’essuyer les plâtres viennent de Toulouse.
Tout sous la main
11 h 30. Fin de la pause. Valérie Cabrol se réinstalle derrière son bureau. Elle étudie un instant son visage sur le retour vidéo. D’un geste leste, très pro, elle place une mèche de cheveux récalcitrante sous mandat de dépôt. « Des questions sur ce que je viens de dire ? », attaque-t-elle. « Non », « OK », « c’est bon », répondent les étudiants via le chat qui leur est dédié. Seule Alice réclame encore une précision. Après en avoir pris connaissance sur l’écran de son ordinateur, Valérie Cabrol se tourne vers la caméra posée sur la télé. Avec sa diction très installée, elle répond : « Trop précis. Je vais chercher et je vous laisserai la réponse dans quelques jours sur le forum. »
De l’autre côté de l’écran, dans la salle de cours de la fac d’Albi, une ancienne caserne, Myriam, 20 ans, fait défiler les pages de cours affichées devant elle, tout en griffonant quelques notes sur le papier. Elle revient en arrière, s’attarde quelques instants sur une photo des magistrats de la Cour de cassation, puis clique sur un lien vers un arrêt de la juridiction suprême. « En amphi, j’avais souvent du mal à suivre. Maintenant, je sais m’organiser seule », s’enorgueillit-elle. Sa voisine renchérit : « C’est vrai, d’habitude, on passe des heures à gratter comme des cons. Les profs nous submergent de références à des textes de loi qu’on a la flemme d’aller consulter en bibliothèque. Là, c’est plus pratique, on a tout sous la main : lois, jurisprudence et lexique. »
La grande majorité des enseignants qui se sont portés volontaires pour participer au projet ont moins de 35 ans. Alexandre Lessault, l’ingénieur qui a supervisé l’élaboration des cours, remarque : « La cyberlicence oblige à dépoussiérer l’enseignement traditionnel. Certains des profs qui ont rédigé les cours de l’intranet utilisaient les mêmes notes depuis 10 ans. » Pour Bernard Belloc, président de Toulouse 1, le changement induit par l’arrivée des nouvelles technologies est irréversible : « On a dépassé le stade où l’information était rare, où la fonction du prof consistait à diffuser seul son savoir, dans un long monologue jamais interrompu. » Selon lui, « l’enseignement exclusivement magistral est mort. Désormais, la valeur d’un prof résidera dans sa capacité à guider l’élève dans un maquis d’informations ».
Motivés et responsables
Il ne croit pas si bien dire. Des étudiants de la cyberlicence trouvent déjà leurs cours trop denses, avec leurs centaines de liens pointant vers des sites juridiques. « C’est pour cette raison que nous avons maintenu une séance hebdomadaire de TD classiques, en présence d’un prof », plaide Alexandre Lessault. Valérie Cabrol, qui est chargée de certains de ces TD, s’inquiète de la façon dont ses élèves perçoivent les cours : « Il ne faudrait pas qu’ils croient que parce qu’ils ont tout sur l’écran, ils n’ont plus rien à faire. » Si elle reconnaît que le chat permet d’imposer un échange entre des profs trop doctes et des étudiants trop passifs, l’enseignante note que ses élèves demeurent campés « dans un rapport traditionnel et assez distant » avec elle. « Pour que ce genre de méthode fonctionne, il est indispensable d’avoir face à soi des gens motivés et responsables », conclut-elle. Plusieurs de ses étudiants acquiescent. Pour Sylvie, les techniques utilisées dans le cadre de la cyberlicence ne sont pas une panacée : « En Deug, je n’aurais pas été capable d’apprendre seule, de poser des questions quand j’en avais besoin. Quand tu débarques du lycée, t’es largué, tu n’es pas assez autonome pour suivre les cours de cette manière. »
Un peu méchamment, une journaliste locale a récemment qualifié les cours de la cyberlicence de simples « polycopiés améliorés ». Il est vrai que la formation a avant tout été créée pour des raisons politiques. Albi voulait « son » diplôme de second cycle. L’intérêt pédagogique n’est venu qu’ensuite. Jusqu’à cette année, l’enseignement supérieur dans la cité cathare s’arrêtait au niveau du Deug. En 1998, Philippe Bonnecarrère, maire RPR de la ville, a proposé de créer une licence pour satisfaire les quelque 80 étudiants qui, chaque année, doivent quitter la ville pour Toulouse. « Trop cher et trop lourd à mettre en place », lui a répondu en substance Bernard Belloc, le président de Toulouse 1. D’où l’idée de s’appuyer sur les nouvelles technologies : la filière n’a pas nécessité la création de postes d’enseignants. L’installation de la salle multimédia a coûté seulement un million de francs au conseil général du Tarn et à la région Midi-Pyrénées. Pour savoir si la cyberlicence est plus qu’un gadget, il faudra attendre le résultat des examens. Mais d’ores et déjà, Myriam sait qu’elle ne regrettera pas son année : « À Toulouse, comme dans toutes les grandes facs, c’est chacun sa merde. Ici, on n’est pas nombreux, alors on est comme en famille. On s’aide et on se parle : entre élèves, mais aussi avec les profs. » Un paradoxe mais aussi une force pour de l’enseignement « à distance ».