Est-ce que l’apparition du média Internet inaugure une nouvelle ère de prospérité pour les annonceurs ?
Solveig Godeluck - |
Effectivement. Le développement le plus significatif, c’est la disparition de la ligne rouge qui sépare habituellement la publicité de l’information. La tension entre les annonceurs qui veulent intégrer leur marque et leur logo dans le contenu et les éditorialistes qui doivent rester indépendants n’est certes pas une nouveauté. Mais dans les médias offline, la ligne rouge était encore présente. Elle frustrait terriblement les annonceurs. C’est sur Internet qu’ils ont pu s’en débarrasser pour la première fois. Le site de développeurs de contenus iVillage propose une communauté en ligne appelée Parent’s Soup qui est en fait un produit pour des firmes comme Procter & Gamble. Le tabou sur le contenu étiqueté du nom d’une marque disparaît. Cette révolution Internet s’exporte ensuite vers les médias classiques.
Par exemple ?
Je vous donne des exemples sur lesquels je travaille en ce moment, mais qui sont pour la plupart en chantier. Le constructeur automobile Ford va lancer son programme de télé-réalité, No Boundaries, dont les acteurs jeunes et beaux passent leur temps au volant d’une Ford Explorer. C’est un moyen de faire oublier le scandale du défaut technique des pneus Firestone sur ce modèle. Un autre projet est en cours avec une centaine de marques de l’agro-alimentaire, dont Danone. C’est un dessin animé, sans autre star que le supermarché où se rencontrent les acteurs. Et puis, il y a Nike, qui vient de réaliser son premier film autour de Lance Armstrong. Le grand changement, avec la culture Internet, c’est que les gens sont prêts à subir cette invasion de télé entièrement sponsorisée. Aux débuts de la télévision, ce n’était pas le cas : ce genre de programme était boudé.
Internet fait donc évoluer les mœurs, mais n’est pas en soi un bon média publicitaire ?
Internet n’est pas un bon média publicitaire, en termes de taux de clic ou de taux de transformation. En revanche, c’est un superbe média pour la communication : on partage, on transfère... Les entreprises réalisent aujourd’hui le potentiel du marketing viral (1), voire du peer-to-peer. Elles récupèrent la puissance du bouche-à-oreille. Le plus bel exemple à ce jour est sans doute Le projet Blair Witch. Personnellement, je trouve qu’il y a une ironie dans le fait de voir toutes ces grandes entreprises taper sur Napster, qui est le modèle du partage authentique. Les Majors ont appris, en revanche, à faire circuler des petits clips sur les sites de fans. Ils ont une véritable méthode d’espions. Ils identifient les internautes qui parlent le plus dans les forums et qui envoient des mails à tout le monde. C’est à ces "peer-leaders" qu’ils confient toutes sortes d’informations. Ils s’en font des amis. Cette forme de marketing est une réponse à la méfiance des gens qui montrent de plus en plus qu’ils n’aiment pas être mis en fiche et vendus. Mais c’est terrible : c’est une colonisation du dernier espace libre, qui est la discussion avec nos amis.
Il est malsain de considérer qu’Internet est un outil pour se défendre des abus des marques. C’est ainsi qu’elles amadouent les consommateurs en vantant le pouvoir qu’ils ont en ligne. Pourquoi ? Parce que lorsque vous avez un consommateur hyper-puissant, vous n’avez plus besoin de réglementation. C’est vrai, il est possible pour les activistes de partager des informations à la vitesse de la lumière sur le réseau, mais cela n’empêche pas les grandes entreprises de mener leurs affaires sur Internet comme elles l’entendent. Je repense à la campagne contre les sweatshops de Nike : Internet a aidé, mais la multinationale continue à fermer des usines en Europe et à s’installer dans les pays pauvres. Autre exemple que vous connaissez bien : Jeboycottedanone. Les travailleurs de Danone seraient les premiers à vous dire qu’Internet n’est pas un substitut de réglementation.
(1) Lire dans Transfert n°15, juin 2001, l’article "Sois rebelle, achète !"