Détournement ? Exercice pop art ? Piratage ? La dernière œuvre en ligne de l’artiste américain Michael Mandiberg a au moins un mérite : elle force à préciser le sens des mots.
En 1936, Walker Evans photographia les Burroughs, une famille de métayers d’Alabama terrassés comme tant d’autres par la grande dépression. Ces clichés durs et émouvants servirent d’illustration au récit de James Agee, Louons maintenant les grands hommes (Terres humaines/Plon) et firent le tour du monde. En 1979, l’artiste Sherrie Levine rephotographia les photos de Walker Evans, telles qu’elles avaient été publiées dans la monographie First and Last. En 2001, Michael Mandiberg a scanné ces mêmes photos, et mis leurs versions numériques en ligne sur deux galeries d’art virtuelles, AfterWalkerEvans.com et AfterSherrieLevine.com, créées pour la circonstance. Projet de Michael Mandiberg, à en croire son communiqué de presse mis en ligne le 10 mai dernier : "Faciliter la dissémination de ces images, et contribuer au commentaire sur notre quête de l’information, en ces temps d’éclosion numérique."
Même résolution
Le titre de l’opération n’est pas anodin : "AfterWalkerEvans" signifie aussi bien "après" que "d’après". Mandiberg revendique la paternité complète de cette série d’œuvres - au même titre qu’Andy Warhol pouvait, voici près de 40 ans, faire siennes des copies de cartons de tampons à récurer Brillo ou de ketchup Heinz. Dans le cas de Mandiberg, chaque copie de copie d’image disponible au téléchargement et à l’impression est accompagnée d’un certificat que le récipiendaire signera lui-même, prouvant que le tirage est un "Authentique Mandiberg", et d’instructions définissant l’encadrement du tirage : "[Ce] travail déploie une stratégie explicite visant à créer un objet physique porteur de valeur culturelle, mais dénué de valeur marchande." À 850 dpi, les objets physiques en question ont la même résolution que les photos de Sherrie Levine, et semblent presque identiques aux originaux de Walker Evans... C’est au moins ce qu’affirme Wired dans un article en date du 21 mai.
Interdit à la vente
Artiste conceptuel "utilisant le Réseau pour explorer les questions liées au commerce, au travail et au langage", l’Américain s’est fait connaître voici quelques mois avec son projet Shop Mandiberg ("Faites vos courses chez Mandiberg"), dont Transfert avait rendu compte : l’intéressé y met à l’encan les moindres de ses possessions, de la chaussette dépareillée au pot de confiture entamé. Le pas qu’il franchit avec ses fac-similés soulève d’autres interrogations - qui dépassent largement l’art pour se frotter au copyright : "Les lois ne sont pas noires ou blanches, remarque le juriste new yorkais Barry Wurbin, spécialiste de la propriété intellectuelle et de l’Internet. L’emprunt d’une image à des fins éducatives et non commerciales n’a rien de répréhensible. Mais qu’un artiste agisse de la sorte afin de promouvoir son propre travail, il sera indéniablement dans l’illégalité." En l’occurrence, les photos d’Evans et les "copies" de Levine sont la propriété du Metropolitan Museum of Art de New York. En 1994, les héritiers de Walker Evans lui ont cédé les droits des originaux, avec ceux des copies qu’ils avaient fait saisir et interdire de vente. "Levine, commente Wired, considérait son travail comme une mise en question de l’originalité artistique. Les héritiers de Walker Evans n’y virent qu’une infraction au copyright."
Caviardarge ambigu ?
Pourquoi le Met a-t-il accepté que Mandiberg ait accès aux photos de Sherrie Levine ? "Il n’a rien d’un éditeur de premier plan, et ce n’est pas un problème pour nous", répond Mia Fineman, porte-parole du musée. Elle précise que si Mandiberg avait acquitté des droits de reproduction - 100 à 300 dollars par image - son initiative serait devenue parfaitement légale : "Qu’une maison d’édition comme Harper Collins utilise une photo de Walker Evans en couverture d’un de ses ouvrages sans acquitter de droits de reproductions, nous l’assignerions en justice, poursuit Mia Fineman. Mais appeler "art" la copie de photo est une vieille idée, et la numérisation n’y change pas grand chose." Le Met détient les droits des photos en question, le Met décide d’en dispenser Michael Mandiberg... Mais les artistes sont des inquiets, et sans doute pour dormir tranquille, celui-ci a décidé de présenter ses deux sites comme des sources d’information essentielles - sur le travail controversé de Sherrie Levine : "Hormis le Met, il n’existe pas d’autres endroits où vous informer sur ses formats, ses conditions de prise de vue, ses choix." L’ironie de la chose ? Comme l’a remarqué le juriste Barry Wurbin, un positionnement sous les auspices de l’information et de l’éducation suffirait à transformer un caviardage ambigu en initiative respectable.