Le principe de l’éconophysique ? Appliquer les sciences physiques à l’économie et à la finance.
Des physiciens qui travaillent dans la finance... Ce n’est pas nouveau. On trouve depuis longtemps dans les banques ou chez les investisseurs ces rocket scientists, prompts à appliquer des formules scientifiques complexes pour apprivoiser la folie des marchés. Mais, depuis dix ans, cette tendance devient une vraie voie de recherches. Elle s’est même trouvé une raison sociale : « l’éconophysique ». Ce néologisme, attribué au physicien H. Eugene Stanley de l’université de Boston, désigne toutes les applications possibles des sciences physiques à l’économie : quelle probabilité pour que le Nasdaq grimpe d’1 % demain ? Que se passe-t-il si on simule un marché virtuel dont les milliers d’acteurs achètent à la hausse et vendent à la baisse ? Peut-on prévoir les krachs comme les tremblements de terre ? H. Eugene Stanley a co-écrit, fin 1999, la bible du mouvement, Introduction à l’éconophysique. Cette communauté a maintenant deux sites portails en Europe et célèbre des grands messes (Dublin en juillet 1999, Prague en février 2001). L’éconophysique a dépassé l’idée de mathématiser la finance pour trouver la formule magique qui permettrait de prévoir l’avenir et de supprimer tout risque. Elle préfère tenter de mieux comprendre les marchés. Avec une centaine d’éconophysiciens, l’Europe est en avance pour la recherche. Les institutions financières américaines utilisent, elles, plus largement les outils d’application pratique surtout pour la gestion du risque dans les produits dérivés. Si l’Allemagne a mis en place le premier cursus universitaire d’éconophysique à Ulm, la France aussi se place bien. Jean-Philippe Bouchaud, du centre d’études de Saclay, et Didier Sornette, du CNRS à Nice, sont parmi les plus actifs d’un milieu qui sort de la confidentialité.
An Introduction to econophysics : correlations and complexity in finance, H. Eugene Stanley, Rosario N. Mantegna, Cambridge University Press
Théorie des risques financiers, Jean-Philippe Bouchaud et Marc Potters, Alea Saclay
« Les actions sont comme un feu qui sommeille... »
Alain Fessant est physicien au CNRS. Avec son collègue Charbel Tannous,il publie une théorie qui rapproche combustion et cours de Bourse. Interview.
Comment avez-vous eu l’idée de rapprocher combustion physique et cours de Bourse ?
Je suis assez branché Bourse depuis des années. Charbel Tannous, lui, est un physicien pur et dur. En novembre 2000, nous avons remarqué que de temps en temps, dans un secteur économique en croissance, un titre ne réagit pas et reste à un niveau stable. C’était le cas d’Alcatel, notamment. Ces titres, quand ils commencent à bouger, montent très brusquement sur une période qui peut aller de quelques semaines à quelques mois. Ce genre de phénomène nous a fait penser à ce que l’on observe lors d’une combustion en physique. Et nous avons tout de suite pensé que l’amplitude de la variation, en fait le niveau jusqu’où le titre va monter, était lié à la durée de sa somnolence. Si on veut faire un parallèle, on a quelque chose qui ressemble un peu à un feu en sommeil où il ne se passe pas grand-chose pendant la phase de précombustion et qui part, ensuite, d’un seul coup en prenant des proportions énormes très rapidement. Ça n’explose pas, mais presque.
À quoi sert votre modèle ?
Si je remarque une action dont le cours, qui était stable depuis longtemps, commence à monter, le modèle me permet théoriquement de calculer jusqu’où il va monter, donc quand vendre, ni trop tôt, ni trop tard, pour faire le maximum de plus-value. Ça sert donc aux investisseurs ou aux analystes pour savoir à quel moment lâcher les titres quand le cours flambe. Un des principes sous-jacents est le fait que si un titre est en retard sur d’autres du même secteur économique, il tend à rattraper son retard lors de la combustion. C’est assez logique : si un titre ne profite pas d’un contexte globalement à la hausse, tous les autres titres du même secteur sont proportionnellement plus chers. Quand des gens commencent enfin à acheter ce titre bon marché, la combustion commence, et continue probablement jusqu’à ce que le titre ait atteint le niveau « normal ». Alors, le phénomène de combustion s’arrête.
N’est-ce pas simplement la modélisation physique des réactions grégaires des boursicoteurs ?
Si... [rires]. C’est clairement de la modélisation de spéculation. Nous avons essayé d’interpréter la variable e, qui représente, dans notre modèle, le temps pendant lequel l’action ne bouge pas. Mais ce n’est pas facile de la lier à un phénomène industriel et économique... En fait, pour qu’il y ait combustion, il faut un catalyseur, un déclencheur. Dans la réalité, ça peut être presque n’importe quel phénomène susceptible d’attiser l’aspect grégaire des investisseurs : une restructuration, une annonce de bons résultats...
Votre modèle est déterministe. N’est-ce pas le genre d’outil qui donne des prévisions pas forcément justes, mais qui le deviennent parce que tout le monde les suit ?
Je pense qu’on aurait ce type d’effet si notre outil était utilisé partout. Il faudrait quand même un sacré succès et nous sommes conscients de nos limites. Le modèle n’est pas absolu, ce n’est qu’un indice qui ne doit pas être pris pour argent comptant, c’est le cas de le dire... Ce qui est effrayant, avec un raisonnement comme le nôtre, c’est qu’on peut oublier tout ce qu’il y a derrière un cours de Bourse. On applique une logique purement graphique, scientifique. Ce qui voudrait dire, en exagérant, que tout comportement se ramène à une théorie physique. Cela nous enlèverait beaucoup de notre humanité. Or, on a toujours le choix d’agir contre le modèle.
Quelle est votre expérience personnelle de la Bourse ? Vous devez être très riche...
Non... [rires]. J’investis comme beaucoup, à titre personnel, depuis une dizaine d’années. Je possède des actions d’une quinzaine de sociétés. J’ai multiplié mon portefeuille par trois sur les cinq dernières années, mais je pense ne pas être au-dessus de la moyenne. J’investis sur trois à six mois. J’ai aussi développé un petit logiciel utilitaire sur Internet pour mon usage personnel. Avec des menus déroulant, il permet d’accéder directement aux pages financières intéressantes sur différents sites. Ce petit outil est maintenant accessible en ligne à l’adresse www.ifrance.com/beneficenet.
Y a-t-il des actions précises qui présentent aujourd’hui les caractéristiques de la combustion imminente ?
Nous n’avons pas encore eu le temps de continuer d’appliquer nos formules à d’autres valeurs que les six décrites dans notre article. À savoir trois dites « technologiques » du CAC 40 ; Alcatel, GFI, STMicroelectronics ; et trois issues de l’économie traditionnelle, DMC, Rochette et Suez. En fait, nous sommes déjà occupés à plein temps par nos autres recherches. Mais quand on a fait nos modélisations, on n’a pas triché, on a été réglos, car certaines valeurs, comme DMC, avaient seulement démarré leur combustion. Pour celles-là, nos calculs étaient d’ailleurs en plein dedans alors que nous ne savions pas ce qui allait se passer.
Avez-vous cru dans votre modèle et investi dans DMC lors de sa flambée ?
Oui, mais c’était en juillet, avant que nous commencions nos calculs. Et j’ai craqué avant que le cours n’atteigne le maximum que nous avions prévu avec nos formules... [rires] J’ai vendu à 16 euros alors que le modèle prévoyait que le cours monterait jusqu’à 22. En fait, il s’est arrêté à 18 ou 19. Je ne dois pas avoir assez confiance dans la science... Mais la bascule, de l’ordre de 400 % de hausse, était déjà sympathique.
Comment se sont comportés les titres que vous avez étudiés depuis que vous avez achevé votre étude en décembre ?
Comme tous les autres, ils ont pris de plein fouet le marasme de la fin de l’année 2000. Alcatel a atteint son pic à 90 euros puis est redescendu à 60, alors que l’action avait commencé sa combustion à 20 ou 30 euros. STMicro avait commencé à 10 ou 15 euros, est monté, comme nous l’avions prévu, à 70. Aujourd’hui, elle cote autour de 50 euros.
Avez-vous d’autres idées d’application de la physique à la finance et à l’économie ?
Oui, nous cherchons en ce moment à nous procurer les graphiques des volumes d’actions échangées sur cinq ans pour les titres du CAC 40, du Nasdaq ou d’une autre place. Nous voulons prolonger notre travail. Dans le même esprit, nous voulons essayer de prouver que le volume d’actions échangées peut aussi être, dans certains cas, prévisible. Le volume d’actions appartiendrait lui aussi au phénomène de combustion. Ça nous plairait également de prévoir les flambées à la baisse, mais ce n’est justement pas l’inverse de notre modèle et nous n’avons pas encore la bonne formule physique sous la main.