L’Icann gère les noms de domaine comme on organise les rues
d’une ville. Elle est devenue l’organisme du Net le plus voyant,
le plus clairement cerné par des enjeux de pouvoir.
Donc, le plus critiqué.
Au commencement était Jon Postel, gardien du registre. Si votre ordinateur était sur le Réseau, Postel en connaissait l’identifiant unique et remontait la piste jusqu’à vous. Les problèmes apparurent lorsqu’il y eut beaucoup trop de monde pour que Postel pût garder la trace de tous ceux qui, en dehors des militaires, universitaires et techniciens, utilisaient Internet. Alors, en 1998, l’Icann, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, fut créée...
Surnommé Obi Wan Kenobi pour sa barbe blanche digne du vieux maître de Star Wars, Jon Postel n’est plus. Mais l’Icann, qu’il a contribué à fonder, est devenu l’organisme technique du Net le plus voyant, le plus clairement cerné par des enjeux de pouvoir et aussi le plus critiqué.
Voilà encore deux ans, la guerre entre Netscape et Microsoft faisait rage et les standards de navigation mobilisaient l’attention. À l’époque, l’organisme chargé de la normalisation, le World Wide Web Consortium (W3C), était parfois présenté comme l’épicentre du Net. Aujourd’hui, les internautes de tous bords se focalisent sur les noms de domaine. Et l’Icann, chargée de leur gestion globale, l’a emporté en notoriété sur les organismes créés antérieurement : le W3C, penché sur les interfaces du Web ; l’Internet Engineering Task Force (IETF) compétente sur les protocoles de communication entre machines ; et l’Internet Society (Isoc), conçue initialement pour réfléchir à l’évolution globale des réseaux.
Sa puissance, l’ICANN l’a acquise par la nature même de sa mission. « L’IETF et le W3C se contentent de proposer des standards, tandis que l’ICANN gère des ressources », estime Hervé Schauer, expert en sécurité. D’une part, elle supervise les adresses IP, ces identifiants numériques qui permettent à un ordinateur d’avoir sa place sur le Réseau. Leur nombre limité commence à poser des problèmes, mais la future version du protocole IP devrait y remédier. Mais surtout, elle s’occupe des noms de domaine. En quelques années, ceux-ci sont devenus un enjeu économique, culturel et politique. Dans les adresses internet, les mots eux-mêmes se font vecteurs d’image. Et les extensions (les .fr, .net ou autres) sont autant des repères géographiques et culturels créateurs d’identité.
...cran de fumée
D’ailleurs, dès sa création en 1998, l’Icann a été considérée comme un lieu de pouvoir. « À l’époque, elle a fait l’objet de longues négociations entre Américains, Européens et Asiatiques », dit Géraldine Capbdeboscq, membre du bureau exécutif. En effet, avant la fondation de cet organisme, le gouvernement américain gérait seul les noms de domaines, dont la rareté avait été artificiellement créée. Et une société, Network Solutions Incorporation (NSI), monopolisait l’enregistrement des .net, .com et .org. Officiellement, il fallait donc rompre le monopole et donner voix au chapitre aux autres pays. Au moment de constituer le bureau exécutif de l’Icann, on a fait venir des Européens et des Asiatiques pour cogérer, avec les Américains, les adresses IP au sein de l’Adress Supporting Organisation. Enfin, on a créé le GAC (Governmental Advisory Committee), comité consultatif composé d’un représentant de chaque pays et qui, officiellement, assure la représentation des gouvernements dans l’organisme. Son rôle reste obscur.
Un écran de fumée destiné à sauvegarder le plus longtemps possible les intérêts américains ? « Il n’y a rien d’étonnant à ce que le gouvernement américain cherche à sauvegarder ses intérêts », commente pour sa part Géraldine Capdeboscq. Selon elle, le bureau exécutif « ne peut pas lever le petit doigt sans l’autorisation du Department of Commerce ». C’est d’ailleurs un contrat entre lui et l’Icann qui permet à celle-ci d’exister. « Le Department of Commerce aurait les moyens de lui retirer le dossier », estime Andy Muller Maguhn, l’un des tout nouveaux élus du bureau exécutif. D’autant que le serveur initial hébergé chez Network Solutions - qui permet de gérer les extensions de noms de domaine pour le monde entier - appartient au gouvernement américain. Un atout de plus pour Washington.
La main-mise des ...tats-Unis est loin d’être anodine. D’autant qu’au fil des mois, l’Icann est monté en puissance. Et s’il fallait voir cet organisme comme une sorte de « gouvernement du Net », ce serait sans doute en raison de la tournure qu’a prise sa mission. Chargé de trouver des solutions pour régler les conflits liés à l’enregistrement et à l’utilisation des noms de domaine, sur le plan international, l’Icann a mis en place un système d’arbitrage dont elle a seule défini les règles. En décembre 1999, elle a chargé le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) de régler ce type de désaccords. Conséquence : « l’Icann, structure associative privée, détient un pouvoir réglementaire », diagnostique Daniel Kaplan, consultant français et ancien de l’Isoc-monde. Pour beaucoup, l’arbitrage de l’Icann, n’est qu’une autre concession au business : dans la grande majorité des cas qui lui sont présentés, l’OMPI donne raison aux entreprises contre les particuliers. Et ses décisions s’imposent au-delà des frontières. Difficile, en tout cas d’y voir clair.
« Le problème, c’est que l’Icann prétend avoir résolu les questions de transparence et de démocratie alors que son fonctionnement est aussi opaque que celui de beaucoup d’organismes traditionnels », affirme Daniel Kaplan. Traduction : des réunions exorbitantes en temps et en argent qui grouillent de sous-comités et de négociations parallèles dans tous les coins. « Networks Solutions a même payé leur voyage à des activistes pour aller mettre le souk dans les réunions », poursuit le consultant français.
Création de .africa
Les critiques se concentrent actuellement sur la réflexion menée par l’Icann pour élargir les extensions de noms de domaine : des traditionnels .com ou .net, on passerait à des .business, des .news, etc. La consultation a effectivement été élargie à la société civile mais avec une nuance de taille : le droit d’entrée pour déposer une simple proposition s’élevait à 50 000 dollars. L’appel s’est adressé avant tout au marché, sans considération culturelle. Résultat : la seule proposition n’émanant pas du secteur privé a été le .union, réservé aux syndicats et déposée par la CISL (Confédération internationale des syndicats libres) - voir interview de Duncan Pruett, responsable du projet. Comble de l’ironie : c’est une société américaine qui a proposé la création d’un .africa, face à des Africains très remontés...
Par ailleurs, l’Icann a fait appel cette année aux internautes pour renouveler une partie de son bureau exécutif (board of directors). Prévue dans les statuts, cette élection en ligne était destinée à doter l’organisme d’un vernis démocratique. Mais elle n’a pas contribué à redorer l’image de l’Icann. Le vote en ligne a été largement attaqué. Parmi les principales mises en cause : le faible nombre d’internautes inscrits (seulement 158 000 votants sur plus de 300 millions de surfeurs) ; la mauvaise organisation technique (lors du premier tour, les internautes pouvaient observer en temps réel la progression des scores des divers candidats et voter en conséquence...) ; et les possibles manipulations - par les entreprises, tentées d’appeler leurs employés à voter en masse pour le candidat maison, ou par les ...tats (40 000 Chinois se sont inscrits quelques jours avant la clôture du scrutin). L’élection demeurait, par ailleurs, très limitée. Parmi les 19 postes du comité exécutif, cinq étaient soumis au suffrage mais seulement deux, en fait, permettaient d’élire des candidats spontanés ; les trois autres étaient réservés à des personnalités « proposées » par l’organisme lui-même. Le témoignage de Géraldine Capdeboscq est éclairant : « le processus de renouvellement a été mis en marche juste après le sommet de l’OMC à Seattle qui a fait l’objet d’une violente contestation. Les Américains avaient peur de voir ces contestataires prendre pied à l’Icann ». De fait, l’élection d’Andy Müller Maguhn, hacker allemand et porte-parole du Chaos Computer Club, ne semble pas avoir plu à tout le monde...
La technique s’efface
Il y pourtant de fortes chances que la voix de Müller, le représentant élu des Européens à l’Icann, se trouve isolée face aux autres membres d’un comité exécutif largement favorable au business. Et l’Icann avance, parée de sa nouvelle notoriété, prenant des mesures d’intérêt général où la technique s’efface de plus en plus devant le politique. Un exemple parmi tant d’autres : une fois les nouvelles extensions de noms de domaine mises au point, ce sera elle qui édictera les règles permettant de décider qui, personnes ou sociétés, pourra les utiliser. Ce nouveau petit syndicat est décidément trop remuant : il suffira de l’interdire de .union ! Un pouvoir immense. Qui s’apparente non seulement à la réorganisation des rues d’une ville mais aussi à la faculté de décider qui habitera ici ou là. Il suffit de rappeler que le Net est une ville mondiale, où chaque jour s’effacent un peu plus les frontières nationales, pour mieux comprendre les inquiétudes de ceux qui craignent de voir l’Icann y étendre son empire...
Fred Baker : « Nous n’essayons pas d’imposer nos standards »
Fred Baker est directeur de l’Internet Engineering Task Force (IETF).
(Propos recueillis par Solveig Godeluck)
Quelle est la valeur effective des normes que vous édictez ?
Nos recommandations sont des standards. Elles portent sur des choses qui existent déjà. Nous n’essayons pas de les imposer, contrairement, par exemple, à l’Union internationale des télécommunications. Quand l’UIT émet des recommandations, elles ont force de loi dans les pays membres. Mais les protocoles de l’IETF [Internet Engineering Task Force], eux, sont utilisés pour la simple et bonne raison qu’ils fonctionnent.
N’y a-t-il pas un risque de voir les entreprises qui vous financent orienter le développement d’Internet selon leurs intérêts ?
Prenez mon exemple. Je suis salarié de Cisco. Ma société me laisse travailler pour l’IETF, mais elle n’insiste pas non plus pour que je le fasse. Je dois préparer mes dossiers pendant le week-end... Bien sûr, les gens aimeraient bien qu’on donne un coup de pouce à leur business plan. C’est la vieille histoire de l’OSI, cet organisme de standardisation international qui a voulu remplacer TCP/IP par une norme maison, fortement influencée par les spécifications de Digital Equipement... À l’IETF, nous recevons beaucoup de propositions en faveur de certains modèles économiques. Mais enfin, l’IETF a toujours été un bon forum où l’on parle et où l’on se concerte. Les grandes entreprises ne peuvent pas y faire la loi.
Ne pourraient-elles pas se désolidariser soudain de l’IETF et remodeler le Net à leur goût ?
Un poids lourd peut décider de changer ce qu’il veut aux protocoles du Net. Mais il lui faudra des gens pour le soutenir. Si les routes de l’information existent, mais qu’il n’y a pas de véhicules pour rouler dessus ou bien que seules les Jeep ont le droit d’y circuler, alors l’opérateur va rapidement faire faillite.
Jean-François Abramatic : « Certaines entreprises veulent créer leur norme du Net »
Jean-François Abramatic est président du W3C.
(Propos recueillis par
Solveig Godeluck et Edgar Pansu)
Le W3C est parfois critiqué pour son absence de représentativité politique, car contrairement à l’ICANN, il n’y a pas d’élections. Est-ce un tort ?
L’objectif du W3C est double : concevoir et standardiser. La première tâche, c’est du design. Or on ne mène pas un projet de design en procédant à un vote. La deuxième tâche est une affaire de consensus. Les décisions n’ont de sens et d’impact sur la communauté que si cette dernière les a acceptées. D’où une balance permanente entre choix techniques et acceptation communautaire.
Mais la création de normes pour le Web traduit des choix de société, comme, par exemple, l’élaboration du protocole pour le respect des données privées, P3P...
Nous consultons énormément d’acteurs. Nous discutons avec la Commission européenne à propos de la directive sur la protection des données personnelles. Nous sommes en contact permanent avec la CNIL. Une fois de plus, c’est la méthode Internet de concertation qui s’applique. Et P3P est le contre-exemple d’un choix politique des technologies. Je préfère monter dans un avion fabriqué par des spécialistes de la sécurité aérienne que par des hommes politiques. Et je refuserais d’aller voter pour élire les constructeurs d’avions si je suis incompétent en matière de sécurité aérienne.
Votre consortium est financé par les entreprises. Ne sont-elles pas tentées de mettre la main sur vos travaux, de les détourner à leur profit ?
Un consortium, c’est fait pour que les entreprises se concertent, et non pour qu’elles se déchirent. Les débats y ont plutôt une teneur scientifique. Il est vrai que chaque entreprise a tendance à promouvoir les idées qui sont issues de sa culture. Mais notre problématique, ce n’est pas la soixante membres du W3C contre les méchants industriels, puisque le consortium n’existe pas en tant que tel : il n’est que la réunion de toutes ces entreprises. Cela dit, c’est vrai qu’il existe une tension entre le monde propriétaire et le monde ouvert, avec une tendance de quelques entreprises à vouloir créer la norme du Net.
Justement, que se passerait-il si une grande entreprise tentait d’imposer sa norme propriétaire sans se soucier du consortium ? Le W3C disparaîtra-t-il ?
C’est possible... S’il existait un Web pour les PC Pentium, un Web pour les Mac, un Web pour les téléphones, le W3C aurait échoué. Mais ce n’est pas souhaitable. Et je n’y crois pas trop, car le W3C grandit, ses activités s’étoffent, il rassemble de plus en plus de monde.
Duncan Pruett : « Le travailleur est un internaute comme les autres ! »
Duncan Pruett est membre de la Confédération internationale des syndicats libres.
(Propos recueillis par Marc Fernandez)
L’Icann réfléchit à d’autres extensions de noms de domaine : des traditionnels .com ou .net, on passerait aux .business, .news, etc. La seule demande n’émanant pas du secteur privé concerne le .union, réservé aux syndicats. La CISL (Confédération internationale des syndicats libres) a dû verser 50 000 dollars à l’ICANN pour avoir le droit de formuler une suggestion. Explications de Duncan Pruett, coordinateur de l’information et de l’informatique à la CISL et responsable du projet.
Pourquoi la CISL a-t-elle proposé une extension en .union ?
Le but d’une telle proposition est de faire d’Internet le nouveau lieu de la lutte sociale. L’avenir du syndicalisme passe forcément par le Net. C’est en partant de ce constat que nous avons décidé, avec l’accord de nos 216 affiliés (dont la CFDT et FO) de monter un dossier. Le .union est d’ailleurs la seule demande de la société civile non commerciale reçue par l’ICANN. Nous en sommes très fiers.
Comment avez-vous procédé pour déposer votre proposition ?
Tout s’est passé très vite. Nous avons monté le dossier en quelques semaines. Nous avons été confrontés à deux difficultés : trouver les 50 000 dollars réclamés par l’Icann et monter un dossier sur ses aspects techniques. Nous avons payé la moitié de cette somme grâce à des contributions spéciales de certains de nos affiliés et une partie des cotisations annuelles de nos membres. L’autre moitié a été payée par la société britannique Poptel, un hébergeur, qui nous a conseillés et qui a totalement pris en charge la partie technique du dossier.
Votre proposition acceptée, que va-t-il se passer ?
Nous espérons que les syndicats ayant déjà un site, en .org généralement, passeront en .union. Ils pourront aussi utiliser l’un des alias que nous voulons créer comme .syndicat ou .sindicato. L’avantage, c’est qu’en tapant .union, vous serez sûr d’arriver vers un site de syndicat : ce n’est pas le cas aujourd’hui, car le .org est aussi utilisé aussi par les ONG ou les associations. Cela donnera un second souffle aux syndicats. Cela permettra d’attirer de nouveaux adhérents, notamment les employés de la nouvelle économie, peu syndiqués jusqu’à présent. Au plan interne, les membres des syndicats, les secrétariats généraux et les branches régionales pourront également communiquer plus rapidement. D’un point de vue général, notre proposition est plutôt saine car, aujourd’hui, Internet est dominé par des intérêts commerciaux et non représentatifs de la société. Tous les utilisateurs ont leur mot à dire. Les travailleurs sont des internautes comme les autres !
Vinton Cerf : « On surestime le rôle de l’ICANN »
Vinton Cerf est membre directeur de l’ICANN et senior vice-président de WorldCom.
Propos recueillis par Julie Krassovsky
L’ICANN est souvent présenté comme
un « gouvernement de l’Internet » qu’en
pensez-vous ?
C’est un terme qui surestime largement les responsabilités de l’ICANN. Celle-ci a des compétences très limitées. Son rôle est de contrôler les procédures de noms de domaine et les procédures d’allocation d’adresse IP. La raison pour laquelle les gens attribuent à l’Icann un pouvoir plus étendu que celui qu’elle a en réalité, résulte notamment de l’idée générale qu’un réseau mondial comme Internet ne peut fonctionner sans une « tête pensante ». Je pense que c’est exactement l’inverse.
Les organisations comme l’Icann, l’IETF, le W3C, etc. qui se disent purement techniques ne forment-elles pas déjà une sorte de gouvernance du Réseau ?
Ces organisations exercent chacune des responsabilités purement techniques et travaillent en interaction les unes avec les autres : c’est un cadre suffisant pour organiser le Réseau. En revanche, nous avons besoin de règles et de lois, comparables d’un pays à l’autre, pour utiliser Internet. Ces réglementations sont l’exemple même de ce qui appartient aux gouvernements et qui ne relève pas de la responsabilité de l’Icann. Il faut des accords entre les gouvernements et une coopération internationale. Les organismes techniques ne sont pas compétents.
L’Icann est-elle amenée à prendre plus de pouvoir dans l’avenir ?
Franchement, je ne le souhaite pas. Cela ne servirait pas la communauté que l’Icann acquière plus de responsabilités. Les noms de domaine et les adresses IP forment déjà un terrain d’activité assez complexe.
Quels autres organismes pourraient être amenés à prendre davantage de responsabilités ?
Je ne pense pas qu’il faille que les organisations étendent leur champ de compétence. Ce que j’imagine dans l’avenir, c’est un regroupement et une coopération des fournisseurs d’accès afin de fournir des services techniques de qualité. C’est également nécessaire pour minimiser les conflits impliquant ces sociétés.