Pour le rôle de la World company qui dirigera le Net, AOL-Time Warner a la gueule de l’emploi. Transfert a essayé d’imaginer
ce que pourrait donner la vie d’un internaute dominé par un AOL tout puissant. Nous vous proposons une fiction réaliste :
voyage vers le futur, dans un monde où tout n’est pas rose.
aris, 2008. La brume matinale se lève sur la ville. Dans les immeubles, les tuyaux à information ont commencé à cracher leurs premières news vocales, écrites et vidéo de la journée, ainsi que des programmes de divertissement. Les données numériques pénètrent dans les foyers par un invraisemblable enchevêtrement de canaux : câble un peu partout ; technologies DSL conçues pour doper les infrastructures anciennes en fil de cuivre ; fibre optique pour les plus fortunés ; et aussi une variété de réseaux non filaires, utilisant la technologie des micro-ondes radio. Rien que du haut débit. À côté de l’antique compteur d’électricité trône, dans chaque appartement, un compteur de communications IP, qui répartit les données entre les terminaux : téléordinateurs, cellulaire, assistant numérique, menus équipements électroniques, frigo.
À l’instar de la moitié des habitants de la capitale, Moderne Chaland reçoit ces informations via les ondes plus l’ADSL, grâce à son abonnement AOL à 45,70 euros par mois. Cette « facture unique » a fait l’objet d’une des plus grandes batailles industrielles de tous les temps, la fameuse course au dernier kilomètre. Tous les opérateurs de communications voulaient être de ceux qui entreraient dans les foyers pour prendre la clientèle dans leurs rêts. AOL est ressorti vainqueur de la partie. En rachetant Time Warner, le groupe a gagné 12 millions d’abonnés au câble d’un seul coup. Une série d’acquisitions européennes lui a permis d’affermir son assise. Surtout, avec la vente de licences pour la boucle locale radio, il a conquis les campagnes. Ensuite, fidéliser ces utilisateurs n’a plus été qu’un jeu d’enfant. Il suffisait de fournir du contenu local en rachetant des fournisseurs, tel Lagardère en France, ou de conclure des alliances.
L’abonnement,
c’est rasoir
Pour 45,70 euros donc, Moderne puise dans un catalogue infini de ressources en téléchargement. Il a pris l’habitude de regarder les films des studios Warner Bros, d’écouter les albums de Warner Music et de lire la presse du groupe, de Time à Sports Illustrated, dont AOL édite maintenant une version locale pour chaque pays d’Europe. Bien sûr, il pourrait chercher dans d’autres catalogues, mais il lui faudrait à chaque fois payer un supplément. De plus, il semble qu’il existe quelques conflits logiciels entre AOL et les autres fournisseurs de Net - un problème qui le dépasse.
Quant à la télé interactive, Moderne n’en a pas d’autre que celle que lui a gracieusement offerte AOL, pour avoir accepté de répondre à un questionnaire extrêmement détaillé sur ses centres d’intérêt, ses projets d’investissement, et sa psychologie. Ces données sont capitales pour la firme, n°1 mondial de la relation client, avec 71 millions d’abonnés et un chiffre d’affaires de 80 milliards de dollars. Car le portail d’AOL, qui s’affiche jusque sur le miroir de la salle de bains quand Moderne se rase, est d’abord une immense galerie marchande. Les commerçants paient une dîme à AOL pour apparaître sur l’écran des prospects les plus intéressants pour eux. Ensuite, ils versent un pourcentage sur les ventes.
Les achats s’effectuent en « aollars », la monnaie virtuelle et internationale du groupe. C’est une devise créée par prélèvement automatique sur la feuille de paie, et dont l’usage est restreint automatiquement : un mineur ne peut acheter une vidéo érotique, une personne sous tutelle n’investit qu’un montant limité, les dépenses d’une aide ménagère sont obligatoirement affectées à certains magasins et produits. Cette monnaie est un outil de marketing incomparable, et accessoirement un excellent moyen de faire respecter le copyright.
Main basse sur la ville
Si Moderne paie un forfait, c’est parce que depuis maintenant six ans, les opérateurs de télécommunications ont été contraints de réviser leurs tarifs d’interconnexion. Sous la pression d’un lobby emmené par Steve Case, le PDG américain d’AOL-Time Warner (l’ancêtre d’AOL), ils ont dû proposer des forfaits à leurs clients fournisseurs d’accès à Internet. Il s’en est suivi une concentration du marché des télécommunications - les opérateurs ne pouvant survivre à cette baisse de leurs revenus. AOL, MCI, Deutsche Telekom, Microsoft.Net en ont profité pour faire main basse sur leurs réseaux. Il n’y a plus que huit grandes multinationales dans le secteur, autour desquelles gravitent une série de petites boîtes semi-indépendantes et ultra spécialisées. Il ne tiendrait qu’aux géants de les racheter, mais ils s’en gardent bien. Même si elles sont passées sous la direction d’équipes falotes, paralysées par le lobbying industriel, les commissions anti-trust des deux rives de l’Atlantique ont encore les moyens de réprimer des concentrations trop importantes.
Alors, on externalise. On développe des réseaux toujours plus inventifs. C’est ainsi qu’AOL est devenue une banque, un grossiste, un supermarché, un avocat, un médecin, un notaire, un enseignant, un producteur, un auteur-compositeur, un chasseur de têtes, une Bourse, un conseiller tous azimuts, une mairie, une préfecture... Bref, une société humaine entièrement intégrée, étouffante, sans issue. Une monde virtuel où il n’y a plus aucun moyen de s’échapper.