À Genève, le laboratoire européen pour la physique des particules (CERN) est la Mecque des physiciens et
le berceau du Web. Aujourd’hui, les scientifiques
y préparent une deuxième révolution : transformer Internet en un super calculateur en libre-service...
C’est un immense campus, à l’ouest de Genève, à quelques kilomètres de la frontière française. Plusieurs centaines de bâtiments - labos, bureaux, mais aussi cafétérias et salles de détente. Ici travaillent 7 000 chercheurs, boursiers et étudiants de 80 nationalités différentes. Bienvenue au Cern, l’ex-Conseil européen pour la recherche nucléaire (créé en 1954), rebaptisé Laboratoire européen pour la physique des particules : la Mecque des physiciens du monde entier. Un lieu important, aussi, pour les pionniers d’Internet : le Web est né ici. En 1989, on mettait en service le plus grand accélérateur de particules du monde, le Lep (Large Electron Positron Collider). Et c’est pour servir les physiciens du Lep que Tim Berners-Lee inventa le Web.
Ici, le plus impressionnant est invisible : le Lep se cache 100 mètres sous terre, dans un anneau circulaire long de 27 kilomètres. Tiziano Camporesi, physicien entré au Cern en 1986, est chargé de nous faire découvrir ce fantastique « collisionneur de particules ». Dans l’anneau, des électrons et des positons (les homologues des électrons dans l’anti matière, ou positrons en anglais) tournent en sens inverse à une vitesse proche de celle de la lumière. Lors des collisions apparaissent de nouvelles particules extrêmement rares, que les physiciens s’empressent d’étudier car elles permettent de mieux comprendre la naissance de l’univers et les secrets de la matière, rien de moins ! « Grâce à cet accélérateur, on comprend la nature 10 à 100 fois mieux qu’avant ! », clame Tiziano, cachant mal sa fatigue derrière un grand sourire.
Voyage au centre
de la matière
L’accélérateur devait fermer en septembre. Mais les hasards de la science en ont voulu autrement. À quelques semaines de la retraite, les physiciens du Lep ont aperçu le boson de Higgs, le Graal des physiciens de cette fin de siècle, appelé « particule de dieu » : elle serait, en résumé, à l’origine de la masse de tous les objets de l’univers (voir l’encadré) ! La fermeture du Lep a donc été différée au début du mois de novembre 2000, dans l’espoir que de nouvelles expériences viennent confirmer les premières observations. Malheureusement, le directeur général du Cern, Luciano Maiani, décidera, le 8 novembre, de l’arrêt définitif de l’accélérateur, considérant que « les nouvelles données ne sont pas suffisamment concluantes ». Et prolonger encore la vie du Lep aurait des conséquences économiques fâcheuses : le calendrier de construction du futur accélérateur LHC doit être respecté. Une issue défavorable que ne connait pas encore Tiziano lorsque nous le rencontrons. « Depuis trois mois, je suis sous adrénaline. On est carrément excités, déclare-t-il. C’est comme au début, au lancement du Lep. En 1989, j’ai passé six mois de ma vie à travailler 18 heures par jour. Ma mère ne me reconnaissait pas tellement j’avais maigri. En fait, c’est même encore plus excitant ! Si d’autres expériences montrent que nous avons bien trouvé le boson de Higgs, et si il y a un Nobel à la clé, il faudrait le donner aux gens qui ont construit la machine. Le Lep est une machine formidable. »
Un ascenseur nous emmène 100 mètres sous terre. Dans une immense grotte artificielle, des centaines de milliers de câbles, des baraquements de chantier encombrés de systèmes électroniques sur plusieurs étages, des réservoirs remplis d’hélium liquide pour refroidir les bobines supra conductrices. Et au milieu passe l’accélérateur, que l’on devine derrière tous les câbles, un cylindre de cinq mètres de diamètre au centre duquel se rencontrent les particules. Un véritable fracasseur à haute énergie. Là, de multiples capteurs identifient les nouvelles particules créées par les collisions et enregistrent leurs trajectoires.
Retour sur terre. Dans la salle de contrôle, 35 ordinateurs en réseau échangent constamment les données du détecteur. Les scientifiques se relaient nuit et jour (en faisant les 3 x 8) pour assurer le bon fonctionnement du détecteur. Sur leur écran, un tableau de bord indique le nombre de collisions par seconde (trois en moyenne), montre les trajectoires des particules et clignote en cas de problème. En fait, les scientifiques regardent tout simplement passer les particules et comptent les points. « Quand un événement semble vraiment très intéressant, le système m’envoie un mail. J’en reçois une dizaine par jour », explique Tiziano Camporesi.
La fin des
super calculateurs
Tout fonctionne correctement depuis onze ans. Mais le système informatique commence à être atteint par la limite d’âge : le programme de calcul utilisé pour le Lep est écrit en Fortran, un antique langage de programmation apparu il y a une trentaine d’années. De plus, après l’extinction du « seigneur des anneaux », début novembre 2000, les besoins de calcul vont augmenter considérablement. En 2005, le Lep sera remplacé par le LHC (Large Hadron Collider) dans le même tunnel sous-terrain. Un monstre de 10 milliards de francs, 100 fois plus puissant que le Lep, qui permettra de fracasser des noyaux d’atomes de plomb. Et peut-être, tout le monde l’espère au Cern, de répondre à de nouvelles questions fondamentales : les différentes forces de la nature ne sont-elles que divers aspects d’une force unique ? Pourquoi l’anti matière (que l’on ne parvient à créer qu’artificiellement) a-t-elle disparu de la nature après le Big Bang ? Mais pour fournir autant de réponses, le nouveau bébé géant exige une puissance de calcul colossale. Alors, les informaticiens du Cern vont mettre en place un système à la mesure des nouveaux projets, une forme inédite de calcul distribué en réseau : fini le temps des super-calculateurs, désormais, les opérations seront réalisées par des milliers de micro-ordinateurs du monde entier, tous reliés par Internet !
Baptisé DataGrid (ou Grid pour faire court), ce projet est mené par Fabrizio Gagliardi. Si Tiziano Camporesi est l’archétype de l’Italien à la coule, son compatriote Fabrizio Gagliardi est le Dany De Vito du Cern. Emballé, emballant. Sa machine le lâche, et il peste contre l’humanité : « On dit dans les journaux que la Grid c’est la découverte du siècle, mais aujourd’hui on n’arrive même pas à faire un portable qui fonctionne ! » Il fonce dans le couloir pour récupérer une canette de Coca distraitement abandonnée, répond à deux coups de fil à la fois, en italien et en anglais. Pour enchaîner en français. « Je suis en train de monter une équipe internationale pour la Grid, raconte-t-il. On n’a pas le droit à l’erreur, tout doit marcher. Mais on peut aussi prendre des risques que l’industrie ne peut pas prendre. Si ça marche ici, alors ça tiendra la route. » Le débit est rapide, pas le temps de respirer. Fabrizio Gagliardi explique les enjeux : le Cern a une puissance de stockage et de calcul impressionnante, mais ça ne suffit pas. Et le budget n’est pas illimité. Alors, il faut soit demander plus d’argent, soit réfléchir. Puisque les réseaux se développent partout, puisque tous les participants aux recherches du Cern ont de la puissance de calcul chez eux, dans leur université d’origine, alors la Grid c’est parfait ! Le pari est audacieux. La Grid, « grille de calcul » en français, est un maillage d’ordinateurs du réseau universitaire européen via Internet qui partageraient leur puissance et leur capacité de stockage pour satisfaire les besoins du Cern (voir encadré). Comme pour le Web, cette technologie sera peut-être, plus tard, étendue à tout Internet. Imaginez, vous pourriez effectuer des calculs qui dépassent les capacités de votre ordinateur, simplement en vous branchant à la Grid. Ce serait la deuxième révolution d’Internet : après le partage de l’information, le partage des processeurs et des disques durs. Parmi tous les projets de Grid dans le monde, celui du Cern est, avec un autre projet américain, le plus ambitieux.
Un réseau européen
à construire
Direction le centre de calcul, une immense salle remplie de serveurs et de PC. « Il n’y a plus de super calculateurs ici, assure Fabrizio Gagliardi. On vient de se débarrasser du dernier, ce n’est pas rentable. » Le pari de la Grid paraît risqué. Mais avec Fabrizio Gagliardi, pas question de douter du résultat. La Grid ne ralentirait-elle pas le processus de calcul ? Pas du tout ! Au contraire, on peut obtenir une puissance de calcul instantanée énorme ! Selon lui, il suffira de compter les machines du réseau universitaire disponibles à l’instant « t » et de réserver les lignes à haut débit pour la Grid.
Les données brutes du nouvel accélérateur de particules se baladeront dans le monde, sans être répliquées au Cern. On ne risque pas d’en perdre en les lâchant comme ça dans la nature ? Encore non ! Il faut faire confiance à la communauté. Et la Grid est protégée par un système de mot de passe. Au pire, s’il y a une coupure de courant chez quelqu’un, les données sont récupérées pour être transmises à une autre machine de la Grid. De plus, le réseau est assez intelligent pour envoyer le programme de calcul et les données compatibles avec les capacités de calcul de chaque membre de la Grid.
« De plus en plus de gens se reconnaissent dans notre système informatique », assure Fabrizio Gagliardi. Bien sûr, dans certains pays, les centres de calcul traditionnels font de la résistance. Le débat est animé en Italie, où l’on voudrait annuler le projet Grid pour faire un système centralisé. Mais c’est presque trop tard. Le Cern, avec tous ses partenaires européens, est en train de développer le premier réseau universitaire à haut débit. Un domaine dans lequel le centre de recherche excelle : il est aujourd’hui le plus grand site de communication par fibres optiques d’Europe, à tel point qu’il loue de la bande passante à SFR et Orange (l’opérateur britannique). Cependant, les chercheurs estiment qu’il faudra multiplier par 100 le débit du réseau de communication européen par rapport à que ce qui existe aujourd’hui. Et il ne reste que cinq ans avant le lancement du LHC. L’intérêt de la Grid n’est pas seulement technique, mais aussi politique. « La Grid ? Un excellent moyen d’avoir du fric et des réseaux performants, fait remarquer un physicien dans les couloirs du Cern, et un bon système pour que tout le monde coopère. » C’est un autre avantage du changement de système informatique : en se passant de super-calculateurs, le Cern diminue ses coûts. Les ...tats membres du centre auront donc moins à investir en Suisse. Et plus chez eux, dans les universités, ce qui passe mieux auprès du public. Avec la Grid, les pays non-membres qui veulent participer aux expériences du LHC devront faire, eux aussi, des efforts financiers, chez eux.
Dans les trois prochaines années, la DataGrid commencera par traiter des données satellites et des données issues d’autres expériences de physique, en collaboration avec des instituts européens. Plus tard, ce seront des applications de bio-informatique ou de climatologie. Puis le LHC en 2005. Le Cern parviendra-t-il, ensuite, à rééditer le coup du Web, à transformer un outil scientifique en standard de communication mondial ? Difficile à prévoir. Mais une chose est sûre : on peut s’attendre à tout de la part de ceux qui ont aperçu la « particule de Dieu »...