Sur le Net, il faut écrire vite et jeune. Des millions de francophones utilisent un français à faire bondir nos grammairiens. La langue de Voltaire finira-t-elle par s’appauvrir, à force d’être si mal employée ?
Que fait l’Académie française ? Elle, si vigilante dès qu’un barbarisme pointe le bout de son nez dans notre langue, ne s’est pas encore préoccupé de la manière dont on traite le français sur Internet. Chaque heure, chaque seconde, des millions de francophones s’envoient des mails grouillant de fautes d’orthographe et des messages instantanés (ICQ) où les règles les plus élémentaires de la ponctuation, d’emploi des capitales et d’accentuation n’ont plus droit de cité. D’autres participent à des forums de discussion où les « qu » se muent en « k », les « c’est » en « C ». Quelques-uns enfin chatent avec allégresse, griffonnant des phrases à faire pâlir monsieur Bescherelle : « G pa mangé je vs dis j’étai trop oqp »pour « Je n’ai pas mangé, je vous dis : j’étais trop occupé ».
Français spontané
Abrégé, troncaturé, acronymé, ce jus de clavier que les Anglais appellent le Weblish (« Web » et English) va-t-il transformer durablement le français ? On n’a certes pas attendu Internet pour baragouiner comme des charretiers. Mais sur la Toile, c’est l’écriture, le socle même de la pensée, qui est touchée. Fautes et mauvais usages resteront-ils à force d’être lus, écrits et échangés au quotidien ? Sur le Net, on écrit vite, car chaque seconde coûte de l’argent. Du coup, il serait réducteur de comparer la langue des mails et chats à celle des lettres papier. « Cette langue ressemble à des écrits complètement marginaux jusqu’à présent : les petits mots qu’on se passe dans les réunions, les cartes postales, la prise de notes », explique Jacques Anis, professeur de linguistique à l’université de Nanterre. Mais le temps et l’argent ne font pas tout. Le support électronique lui-même est propice à la spontanéité, à l’absence de brouillon et de relecture. Et si ces messages en cyberfrançais s’apparentaient davantage aux échanges téléphoniques ? « L’écriture Internet se situe à la marge de l’écrit et de l’oral, affirme Michel Marcoccia, maître de conférence en information et communication à l’université de Troyes. L’Internet s’est créé avec l’idée de constituer une communauté de gens qui discutent entre eux. Or, le langage écrit est le moins adapté pour les relations humaines. Les internautes ont donc tendance à vouloir recréer un face-à-face imaginaire avec leur interlocuteur. » D’où cette écriture oralisée (lire encadré p. 90), entre la spontanéité de la parole et les astreintes d’un code orthographique. Sur quoi repose-t-elle ? Avant tout, sur une volonté inconsciente de respecter la dynamique d’une conversation : on écrit bref, comme on ne soliloque pas un quart d’heure face à quelqu’un, on se relit peu, on institue une certaine diaphonie (on fait tout pour inciter l’autre à répondre, à coups de questions, de relances...). Et chose impossible sur papier, l’e-mail autorise l’insertion de phrases entre celles de son épistolier, ce qui permet de lui répondre point par point. D’autres facteurs existent, plus sociaux. « ...crire selon des codes qui ne sont pas ceux de l’orthographe traditionnelle marque le souhait d’appartenir à un groupe », explique Michel Santacroce, chercheur en linguistique au CNRS. De même que les jeunes parlent verlan pour installer une connivence, en rupture avec les critères du bon usage. Et si cette nouvelle langue enrichissait la nôtre ? « Je ne crois pas que le français s’appauvrisse sur Internet, soutient Jacques Anis. Quand un internaute écrit “J’ai pô faim” ou “C’est à mouâ”, il commet deux fautes. Mais elles sont volontaires et font preuve d’un sens de l’imagination plutôt positif. » ...crire tous les jours permet au non-écrivain de jouer avec la langue, ce qu’il fait très épisodiquement - quand il écrit à son percepteur...
Décontractés
de la langue
Jusqu’à présent, Internet s’adressait à certaines catégories de francophones (jeunes, cadres...). Après la démocratisation du Web, le cyberfrançais va-t-il contaminer l’écriture des autres groupes sociaux ? Pas sûr, selon Michel Santacroce : « On verra sans doute un retour à des formes d’écriture plus classiques. » À terme, Monsieur Toutlemonde sur un forum de discussions se sentira peut-être moins l’étoffe d’un inventeur de mots ou d’un saboteur de grammaire que l’internaute actuel. D’ailleurs, ce dernier pourrait bien renouer avec un certain classicisme quand l’enthousiasme du nouveau support d’expression retombera. De toute façon, « il existe déjà plusieurs registres d’écriture sur Internet, souligne Nadejda Ivanova, linguiste spécialiste de l’échange électronique. On écrit en vitesse pour des messages peu importants et on s’applique quand il s’agit de correspondances amoureuses ou rares. » Bref, deux poids, deux écritures : une tendance qui signifie bien que les internautes ne perdent pas leurs acquis. D’ailleurs, les linguistes soutiennent qu’Internet est encore loin de mettre en péril le français écrit. Résistant aux modes et aux transformations, contrairement au français parlé. Mais si les vraies modifications s’opéraient là où elles sont le moins ostensibles ? C’est-à-dire sur ce qui est exprimé. Aujourd’hui, même l’internaute le plus formaliste répugne à démarrer un mail par un « Cher Monsieur le sous-directeur des ressources humaines ». Hors de question d’achever un message par « Veuillez agréer Monsieur ». On préfèrera aux formules alambiquées un « Cordialement », voire des « Amitiés », qui collent mieux au format web. Cette tendance au raccourci rappelle les « Best regards » et « Yours faithfully » des Anglo-saxons. Mais il y a plus. « Cela va dans le sens d’une libéralisation, d’une décontraction de la société française », estime Jacques Anis. Une décrispation qui fait que, depuis 30 ans, les Français attachent moins d’importance aux formalités hiérarchiques, aux vouvoiements, aux actes de politesse et à tout ce qui constitue un rituel social des apparences. Bref, il semble que les transformations durables de la langue reflètent de vastes phénomènes sociétaux qui dépassent largement le cadre d’Internet. Les Académiciens peuvent continuer à dormir sur leurs deux oreilles...