Les enseignes de la netéconomie investissent nos rues pour ouvrir des boutiques en dur. Besoin de se rapprocher du client ou d’exister socialement ?
Sortez les bouées : la météorologie numérique prévoit des inondations. Et c’est vrai que le niveau monte. À l’origine, souvenez-vous, la rivière web coulait paisiblement dans son lit, avec fils téléphoniques, câbles et processeurs, pour se jeter dans la petite mer des écrans 15 pouces. Il suffisait d’une disquette pour remplir son seau de limon logiciel. Or, depuis quelque temps, le Web est en crue. Son cours virtuel n’envahit plus seulement les moniteurs 24 pouces, les zips, les CD, les DVD, les disques durs à 1 giga, les satellites, bref toutes les zones naturellement inondables en liquide octet. Non, c’est maintenant tout l’espace public qui commence à être immergé.
Des vrais gens
Exemple entre mille : en cette rentrée, à la place de je ne sais quelle épicerie ou blanchisserie ou serrurerie, que voit-on surgir dans une rue parisienne ? Une « boutique » chapitre.com, émanation du libraire en ligne du même nom. Bref, le contraire du schéma habituel qui voit une marque ayant pignon sur rue ouvrir son annexe sur la Toile. En Angleterre, Egg, la banque directe à support exclusivement internet, installe également des enseignes à même la rue. À Paris, place Stalingrad, iBazar occupe tout un immeuble bardé de panneaux ostentatoires. Singulier paradoxe : cette netéconomie qui se vantait d’ignorer les contingences de la vitrine en dur et préférait ses portails en html, défiait les lois de la pesanteur en compressant musique, images et films, préférait le téléchargement à la livraison du chauffeur livreur, passait du facteur à Outlook, déborde aujourd’hui de ses tuyaux pour se mettre en échoppe. De l’adresse électronique, l’e-commerce.com passe à l’adresse tout court. Comme si pour exister vraiment, physiquement, le nom de domaine ne suffisait pas. Comme s’il fallait un vrai site. Un vrai lieu. Un pas de porte. Des vrais gens derrière la porte. Tant pis ? Tant mieux ? On s’en fout. L’essentiel, c’est de voir à quel point, mois après mois, les petits commerces liés au Net ou aux ordinateurs se substituent, dans nos quartiers, nos places et nos ruelles, aux fonds de commerce ruinés par les grandes surfaces.
Les sans zipettes des jours fériés
La nouvelle droguerie, c’est le marchand de CD et autres ustensiles d’ordi. La nouvelle brasserie billard, c’est le Web Bar, ou ces salles de jeux en 3D ou en ligne qui ouvrent un peu partout. Absorbé par des chaînes, l’artisan manuel indépendant disparaît peu à peu. L’artisan technologique prend le relais. Celui qui ouvre un comptoir de traitement d’image numérique, un atelier de bricolage de logiciels plantés, une boutique de connectique, de logiciels spécialisés, un bazar, généralement chinois, et qui ne ferme jamais ses portes le dimanche (vous voulez l’adresse ?) pour les sans zipettes des jours fériés... De proche en proche, ce sont tous les petits métiers de l’urbain qui sont recyclés. Tout le décor replanté. Toute une sociabilité à base de proximité, de voisinage, d’échange de tuyaux, de bidouillages, de petites annonces, reprend du tonus. C’est ça aussi la méga révolution des nouvelles technologies. Une poignée de main sur le trottoir. Une enseigne à néon. Un garagiste de Pentium, le tournevis planté dans de la mémoire vive, la vôtre, et qui vous reconnaît.
*Guillaume Malaurie est rédacteur en chef au Nouvel Observateur